Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

THIBEAULT Colette : Impression soleil levant

 

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a décerné à ce texte intitulé

Impression soleil levant,

écrit par Colette THIBEAULT

 le 1er prix.

 

fillette au lapin photo d Boutonnet

 

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive de Colette Thibeault.

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

Texte de Colette THIBEAULT

Impression soleil levant

La nuit range ses ombres. Au ras de l’eau, une soie laiteuse s’accroche aux sabres des roseaux. L’heure est au silence d’entre loup et chien. Le monde du fleuve dort encore, celui des guérets tricote ses mystères. A grands pas, Lucius avance, traçant un sillon sombre dans les herbes chargées de rosée. Il va là où nul ne pénètre : dans l’univers des longues-oreilles. Il se hâte, il espère bien être récompensé de son don à rendre les collets invisibles. Ce savoir, il le tient de son père, lequel l’avait reçu lui-même de son grand-père. Lucius ne pourra pas en faire autant car Ipomée, son épouse, ne lui a pas donné de fils, mais seulement une fille, Olara. La petite va bientôt avoir neuf ans et dort encore à l’heure qu’il est.

Il arrive au fourré d’épines noires. Au-delà, un terre-plein sépare le fleuve d’une zone fangeuse. C’est sur ce tertre d’herbes rases qu’un soir il a surpris une réunion de lapins, tout étourdis dans leurs folles cabrioles sous la pleine lune. Il a donc posé là son lacet, entre deux arbrisseaux. Lucius s’en approche. Sourire. Un lapin gît, pas encore raide. Le carnier chargé, Lucius bifurque : il a le temps de faire un saut jusqu’à la mare. Devant lui, un chat-huant hulule et s’envole dans un bruissement sourd.

Un cri. Puis une cavalcade. Une silhouette menue surgit, s’arrête à quelques pas : c’est Olara. Effrayée par le cri et l’envol du rapace, elle murmure :

« - Ce que j’ai eu peur !

- Mais, qu’est-ce que tu fais là, tu devrais être encore couchée !

- J’avais trop envie de venir avec toi. Je me suis levée sans faire de bruit, j’ai mis ma tunique de laine et je t’ai suivi. Tu marches vite, tu sais, mais j’ai suivi tes traces dans l’herbe. Dis, tu as pris quelque chose ? »

Lucius aime trop sa fille pour la gronder. Il la connaît : elle est assez débrouillarde pour ne pas se perdre. Il lui montre son lapin. Olara s’en saisit, le berce au creux de ses bras, embrasse le velours des oreilles.

« - Je peux le garder ?

- Oui, mais à une condition : que tu rentres tout de suite à la maison. Pense à ta mère ! Je te rejoins bientôt. J’ai encore un petit travail à faire avant de rentrer. »

Olara est repartie. Lucius poursuit son itinéraire. Sans bruit, il franchit une saulaie, débouche sur une clairière. Le sol est humide, spongieux. Les sandales prennent l’eau, les pieds font ploc-ploc. Le regard de Lucius sonde les bords d’une large plaque verte. Ce tapis de lentilles d’eau cache l’eau noire d’une mare, vestige d’une ancienne carrière. Le filon d’argile épuisé, les carriers ont cherché ailleurs. Le creux tapissé de glaise s’est vite rempli d’eau, autant par les pluies que par les infiltrations. Pour l’anniversaire de sa fille, Lucius aimerait récupérer un peu d’argile, pour modeler une miniature : une poule, ou un pigeon, ou un coq.

« - Ou un lapin » songe-t-il, en pensant à son garenne. Une fois séché, il le portera à cuire à son cousin Félix, le potier.

L’herbe pousse haut et dru en bordure de mare. Il faut l’écarter, creuser le terreau noir pour atteindre l’hypothétique couche d’argile. Lucius s’affaire, mais soudain le sol se dérobe : un large pan de berge vient de s’effondrer. Lucius suit le mouvement, bascule au beau milieu des lentilles, s’agrippe aux joncs de la rive qui s’arrachent aussitôt.

Il s’enfonce, essaie de tâter le fond, mais ne perçoit qu’une vase molle : pas le moindre contact solide. Il nage comme il peut mais ses jambes sont aussitôt prises par un réseau de plantes aquatiques. Plus il remue et plus les herbes l’emprisonnent. Le voilà tout bonnement saucissonné au niveau des jambes. La tête à peine hors de l’eau, le cou, le menton et le front barbouillés de lentilles, il se rend compte très vite qu’il doit bouger le moins possible, au risque de s’enfoncer encore et encore dans la vase.

Les secondes passent. Pourquoi en est-il arrivé là ? Il se rappelle soudain avoir trébuché sur le seuil en sortant de chez lui. D’après ce que disent les Romains, c’est un très mauvais présage : il aurait dû attendre le jour suivant pour son expédition. Oui, mais… quelqu’un aurait pu prendre à sa place son précieux lapin ! 

Au-dessus de lui, le ciel s’est habillé de nacre rose. Peu à peu, la lumière orangée du levant irradie au-delà de la butte. Les saules et les vernes s’embrasent. Enfin, le soleil paraît, rouge et rond. S’il n’était pas dans cette position catastrophique, Lucius pourrait apprécier la grâce de l’instant. Mais l’urgent est de sauver sa peau. Il lorgne une branche basse à bonne distance de l’endroit effondré. Ah, pouvoir l’attraper, se hisser… ! Mais elle est trop loin.  Et Lucius continue de s’enfoncer, bêtement, et seul. Bouche fermée, narines hors de l’eau, Lucius est figé dans un froid mortel ; il ne voit plus que le ciel embrasé, le soleil qui l’aveugle. Même sans bouger, il s’enfonce encore. L’eau lui brouille la vue. Non, il veut voir ! Un dernier espoir ? Ramer ! Donner un coup de reins ! Aspirer une goulée d’air !

 Il coule encore. Il ne veut pas mourir mais il sait à présent qu’il est l’heure de passer de l’autre côté, dans l’univers sombre de Pluton... Lucius lance un dernier regard vers la Vie. Entre ses cils noyés, il entrevoit une silhouette se découper sur fond de soleil levant ; il pense à Olara. Quelle est la déesse qui lui a envoyé l’image de sa fille chérie juste avant de mourir ? Pomona ? Péréna ? Vénus ? Minerve ? Cette déesse miséricordieuse vient de lui faire un cadeau pour son entrée dans l’Au-Delà. Résigné, Lucius est prêt à passer le pas.

Quelque part, un coq lance son salut glorieux au soleil levant.

Heureusement, non, la vision n’est pas un rêve : Olara est là, en vrai, le lapin dans les bras. Les yeux écarquillés de la fillette vont de la large brèche de terre à la grande mare au centre de laquelle transparaît un visage blême. Elle comprend tout, pose son lapin, s’avance et hurle :

« - Père ! »

Le presque mort se réveille, ses lèvres balbutient entre deux glouglous :

« - Attention, le sol va s’effondrer, ne t’approche pas du bord. Si tu peux, attrape la branche que tu vois là, pousse-la vers moi. »

La manœuvre réussit. Le père saisit le rameau. Enfin il ne s’enfonce plus. Il ne lui reste plus qu’à se hisser sur l’autre berge avec prudence, sortir les épaules, le buste, se traîner, libérer ses jambes entravées, se relever. Debout, frigorifié, Lucius tremble nerveusement. Sa tunique dégouline de vase sur ses mollets. Olara lui prend les mains et dit :

« -Père, Père ! Heureusement que je vous ai encore suivi ! »

Pour rentrer, Olara et son père vont au plus court en longeant les seigles du domaine.

Lucius est solide, sa mésaventure ne lui vaudra aucun ennui de santé. Pragmatique, il a rangé l’épisode dans sa mémoire. Cependant, une image le suit constamment : celle d’Olara avec son lapin, dans son auréole de soleil levant.

Un mois plus tard, l’escarcelle bourrée de ses économies en sesterces, il se rend à Vorogio (*). Dans le faubourg, se trouve un petit atelier où fume un four de potier. Là, il retrouve Félix, son cousin. Devant la demande curieuse de Lucius, Félix s’inquiète :

« - Il est arrivé quelque chose à Olara ?

- Non, rassure-toi, je ne te demande ni un ex-voto pour conjurer une maladie, ni une figurine funéraire. Crois-moi, Olara est en parfaite santé. C’est pour ses neuf ans. »

 Et Julius raconte son aventure, explique sa vision à l’instant où il a pensé mourir noyé. Il veut offrir un présent à la déesse grâce à laquelle il croit avoir eu la vie sauve. Il le mettra sur son laraire, son petit autel domestique. Félix a compris. Pour lui, c’est un jeu d’enfant, il a déjà façonné des Tanagra avec facilité. Pour représenter la fillette, le buste suffira ; il explique à Lucius qu’il lui fera les bras repliés sur la poitrine, avec la tête du lapin sur le cœur. Pour lui donner l’air juvénile, il lui fera de bonnes joues rondes, une chevelure relevée. 

« - D’accord ! » dit Lucius en donnant ses sesterces.

Tout un processus de fabrication s’en suit à l’atelier du potier : modelage, séchage, polissage, cuisson de la statuette dans le four à tubulures, un four spécial où, afin de garder leur blancheur, les objets à cuire ne doivent pas entrer au contact des fumées.

Cependant, pour rentabiliser le travail, Félix et son patron ont fabriqué son moule en deux parties ; ainsi, par moulage, le buste d’Olara est reproduit quelques dizaines de fois. Les miniatures sont proposées sur les étals de la région, et même jusque dans la lointaine province de la Narbonnaise.

Quelques temps plus tard, à la ferme, en fin de matinée, un émissaire apporte un petit paquet bien ficelé à Ipomée. La jeune femme appelle sa fillette. Vite, de leurs doigts impatients, elles déroulent la bandelette de tissu écru. La jolie statuette d’un blanc d’ivoire apparaît. Elle est moins haute qu’une main. Mère et fille en observent les détails : la chevelure, le visage un peu penché, les mains fines, et le petit lapin. Un rond juste au-dessus du socle les intrigue.

« -Bien sûr ! c’est le O de mon prénom ! » s’écrie Olara en reposant avec précaution la statuette sur son emballage.

 Ipomée n’attendra pas son époux pour installer la figurine sur l’étagère du laraire dédié aux dieux protecteurs de la maisonnée. Mais à l’instant où elle la reprend, un petit objet blanc tombe sur la table : coincé dans les plis du tissu, personne ne l’avait vu. Il est vrai qu’il n’est pas plus gros qu’une médaille. Olara le retourne. Quelle surprise ! C’est un lapin de terre cuite, avec les oreilles couchées sur le dos.

Lucius rentre des champs au même moment.

Etonnement, admiration et sourire devant le minuscule lapin. Puis vient l’explication :

« -Je ne m’y attendais pas ! C’est un cadeau-surprise du cousin Félix. Je lui avais raconté pourquoi j’étais allé vers l’ancienne carrière, je lui avais dit mon intention de fabriquer un petit lapin pour l’anniversaire d’Olara. Avec mon accident, j’avais oublié. Il l’a donc fait à ma place !»

Le souvenir du drame efface le sourire de Lucius. Les yeux fermés, il repense à l’instant tragique, à sa mort côtoyée de si près. Sa bouche s’ouvre comme pour chercher l’air. Ipomée s’en aperçoit et vient l’embrasser pour effacer ses tristes pensées. Pour ne pas être en reste, Olara se précipite et, affectueusement, ceinture de ses deux bras le couple de ses parents réunis.

Quelque part, un coq lance son salut glorieux au soleil de midi.

(*) Vorogio, plus tard, s’est appelée Varennes

Date de dernière mise à jour : 19/12/2021

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