PINET Amandine
Texte : Pinet Amandine
Le jour où le temps m’a parlé.
Ce texte est la propriété de son auteur. Aucune utilisation ne peut être envisagée sans avoir obtenu au préalable son accord.
« - En route pour le musée, Benjamin ! »
Je n’avais pas été surpris d’entendre cette invitation enjouée, prononcée par ma mère. Tous les dimanches, pendant les treize ans qui s’étaient écoulés depuis ma naissance (et sans doute même avant !), la journée avait été dédiée à la visite d’un musée.
Malheureusement, cela ne m’enthousiasmait pas : je n’avais jamais été bien friand de ces lieux sombres et silencieux, presque trop solennels, où les heures se passaient à contempler les morceaux d’une histoire qui n’était plus.
Je préférais de loin folâtrer au grand air, riant aux éclats avec mes amis, fermement ancré dans le moment présent.
Mais ma mère, qui adorait l’histoire de l’art, gardait toujours espoir de me convertir à sa passion.
Désabusé, je la suivais toujours, malgré moi, sans mot dire. Ce jour-là, nous étions en route pour un musée dédié à l’art gallo-romain. Pour moi, cela signifiait beaucoup d’ennui en perspective, mais ma mère arborait, dans son sourire, la gaieté la plus éclatante. Elle gambadait presque sur le chemin qui nous menait à l’exposition, et trouvait chaque fois matière à s’extasier davantage :
« — Ce musée vient juste d’ouvrir ; nous allons voir des œuvres qui n’ont encore jamais été dévoilées au public ! C’est fantastique, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est… vraiment super… »
Pour ne pas la fâcher, je résistai à l’envie d’extraire mon téléphone portable de ma poche, et de me lancer dans une partie du dernier jeu en vogue.
L’édifice qui renfermait les œuvres fut bientôt en vue.
Une fois à l’intérieur, nos billets en main, ma mère lança un habituel :
« — C’est parti ! Allons découvrir les histoires fascinantes que ces objets ont à nous raconter. »
Pour toute réponse, je soufflai doucement, résigné. Pour moi, les objets n’avaient rien à dire ; ils étaient simplement l’incarnation poussiéreuse de vies passées, qui ne nous concernaient pas.
Ma mère fut conquise dès la première vitrine, qui présentait des poteries d’un rouge ocre, auxquelles il manquait souvent une anse. Quel intérêt y avait-il à contempler de la vaisselle cassée ?
Peu enclin à faire montre de bonne volonté, j’entrepris de m’asseoir sur l’un des bancs qui étaient mis à la disposition du public. Le temps allait être long…
Le banc sur lequel je m’assis faisait face à une vitrine de taille modeste, dans laquelle étaient entreposées plusieurs petites figurines en argile blanche. La plupart d’entre elles étaient à l’effigie d’êtres humains, ou d’animaux divers. J’avais déjà entendu parler de ces sculptures, au collège : apparemment, on en avait trouvé un certain nombre dans la région.
J’observai la statuette qui se trouvait au premier rang, et qui représentait plusieurs personnes. Je distinguai une jeune femme, la silhouette élancée, entourée de cinq individus de taille plus modeste : s’agissait-il de ses enfants ?
Bien vite, mon attention se dissipa, et je songeai au prochain devoir de mathématiques, qu’il me faudrait réviser pour la semaine prochaine. Inconsciemment, je laissai mon regard vagabonder sur la structure en verre qui protégeait les figurines, les yeux à demi dans le vague.
C’est alors que je fus subitement tiré de mes pensées : il me semblait avoir perçu un mouvement, de l’autre côté de la vitrine. Interloqué, je plissai les paupières, et distinguai bientôt un visage. Une jeune fille se tenait là, ses yeux d’un bleu pénétrant me dévisageant derrière la surface vitrée. Lorsqu’elle comprit que je l’avais vue, elle fit le tour de la vitrine, et m’apparut alors entièrement. Elle était vêtue d’un habit blanc qui semblait une toge de la Rome antique. Je réprimai un petit rire moqueur ; pensait-elle réellement que l’exposition dédiée au monde gallo-romain était l’occasion de se déguiser en conséquence ?
Sans que je ne m’y attende, elle s’avança vers moi, l’air grave, et ne tarda pas à m’adresser la parole :
« - C’est ta maman, là-bas ? fit-elle, appuyant sa question d’un signe de tête dans la direction de ma mère.
— Euh… oui, répondis-je, incertain, presque tenté d’ajouter que cela ne la regardait pas.
— Tu devrais profiter d’elle et prêter attention à ce qu’elle aime.
« Quel culot ! » m’entendis-je penser. Qui était-elle pour se permettre de me donner de tels conseils ?
— Pourquoi est-ce que tu me dis cela ? demandai-je, agacé.
Sans me répondre, elle continua sur sa lancée :
— Surtout qu’elle s’intéresse à des sujets passionnants… L’Histoire, quel noble sujet !
— L’Histoire, c’est du passé…
Cette déclaration la piqua au vif. Lentement, elle s’avança dans ma direction, jusqu'à ce que son visage soit tout près du mien, et chuchota :
— C’est pourtant du passé que l’on tire les meilleurs enseignements.
À ces mots, elle saisit l’un de mes poignets, avec une fermeté insoupçonnée, et tout se mit à tourbillonner autour de moi. Les vitrines devinrent floues, les éclairages tamisés de la salle d’exposition se firent indistincts, et la silhouette de ma mère, qui esquissait un croquis sur son carnet, parut de plus en plus distante.
Soudain, toutes ces choses changèrent d’identité, comme par magie. Les spots artificiels laissèrent place à un soleil ardent, et la salle en elle-même se transforma en un vaste champ de blé. L’or des épis dansait sous le souffle indulgent d’une brise estivale. Où étais-je donc ? Des mots latins ornaient des pierres, à quelques mètres de moi. Des enfants gambadaient allègrement parmi les blés, tandis que des femmes, penchées sur leur labeur, fauchaient les céréales de leurs serpes agiles. Non loin de là, la jeune fille que je venais de rencontrer s’amusait avec des camarades de son âge.
Prenant conscience de ma présence, et comme si elle était la seule à s’en apercevoir, elle interrompit ses activités l’espace d’un instant pour me scruter fixement.
— Qu’est-ce que tout cela signifie ? articulai-je péniblement, désorienté.
— Regarde, pus-je lire sur ses lèvres.
N’ayant d’autre choix, j’obéis.
— Maia, viens s’il te plaît ! lança une voix douce et claire.
La mystérieuse fille se précipita alors vers un proche cours d’eau, au bord duquel une jeune femme, assise sur un rocher, contait des poésies à l’attention de quatre enfants. Les petits étaient attroupés de part et d’autre de sa personne, et l’écoutaient d’un air rêveur.
— Pourrais-tu déclamer ton ode à Apollon pour tes frères et sœurs ? reprit la jeune femme, s’adressant à Maia.
Une vague d’exclamations ravies s’éleva d’entre les enfants.
- Je ne l’ai pas encore composée, Ma-man…
— Comment cela ? Mais… la fête en l’honneur d’Apollon a lieu dans une se-maine ! J’aurais tant aimé que nous réci-tions nos poèmes ensemble, devant tout le village…
Une bouffée de rage s’empara de Maia.
— Peut-être, mais j’ai horreur de la poésie ! Et j’en ai assez que tu m’incites sans arrêt à m’y consacrer ! Laisse-moi tranquille !
Sur ce, elle détala, laissant derrière elle une fratrie ébahie, et une mère dont les yeux s’embuaient de larmes.
Tandis que je voyais Maia courir, le décor changea à nouveau. La lumière vive du soleil s’éteignit au profit de l’atmosphère obscure d’une maison, et plus précisément d’une chambre. J’assistai, interdit, au spectacle intime et tragique qui se jouait là. La mère de Maia était alitée. Son teint blafard, que seule rehaussait la lueur vacillante d’une bougie, semblait peu à peu déserté par la vie, tandis que ses paupières cernées de noir s’abaissaient doucement. À son poignet, une marque d’un rouge sombre : une plaie qui ne semblait pas pouvoir guérir. Des adultes étaient présents dans la pièce voisine, et je compris aux bribes lointaines de leur conversation que la jeune femme avait été mordue par un serpent, et qu’il n’y avait plus rien à faire pour la sauver.
Autour d’elle, les cinq enfants de la famille veillaient. Tout près du visage de sa mère, Maia sanglotait faiblement.
— Allons, mon enfant, dit la malade, en passant une main douce et lasse parmi les boucles ambrées de sa fille. Console-toi. Quoi qu’il advienne, je serai toujours au-près de toi et de tes frères et sœurs. J’ai sans doute été exigeante avec toi, parfois ; sache que je m’en excuse. Je souhaitais simplement partager autant que possible avec ma fille ainée.
Bien loin de s’épancher, les pleurs de Maia redoublèrent.
— Non… c’est moi qui m’excuse, lâcha-t-elle d’une voix tremblante.
Puis, prenant une grande inspiration, et adoptant un ton qui s’efforçait de ne pas faillir, elle déclama les vers tant espérés, sous le sourire ému de sa mère :
Apollon, ô doux feu, dieu de l’azur céleste,
Qui anime les nues de ton pas vif et leste,
Quand tu te fais aurore en dévorant la nuit,
Je sais que nul ombrage à ma journée ne nuit…
La fin du poème ne me parvint pas : l’environnement changea une fois de plus, et je retrouvai progressivement l’ambiance feutrée du musée. J’étais à nouveau sur mon banc, et ma mère, à quelques pas de moi, dessinait encore. Il me fallut un mo-ment pour recouvrer mes esprits.
La statuette d’argile blanche me faisait toujours face, et ce n’est qu’alors que je reconnus, parmi les six personnes qu’elle figurait, Maia, à droite, sa mère, au centre, et les quatre jeunes frères et sœurs.
Je cherchai Maia du regard… elle avait disparu. Mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque dans mon esprit résonna sa voix, émanant de nulle part :
— L’Histoire, ce sont aussi de plus petites histoires, celles d’innombrables exis-tences… Ce qu’elles nous apprennent, c’est que le temps nous file entre les doigts, et reprend toujours tout. Alors, profite bien de ceux qui te sont chers…
Touché au plus profond du cœur, je me levai alors, et m’approchai de ma mère. Heureuse que je m’intéresse de plus près à ses activités, elle me tendit le dernier croquis qu’elle avait réalisé, le visage radieux. Sans prévenir, je la serrai alors dans mes bras, de toutes mes forces, manquant de la faire basculer en arrière tandis qu’elle accueillait mon étreinte d’un petit rire amusé.
Saisi d’un profond respect pour l’Histoire, notre histoire à tous, je lui murmurai :
— Tu avais raison… Tous ces objets, témoins du passé… Ils nous parlent !
FIN
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