Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

PEDURANT Elsa

Texte : Pedurant Elsa

Dans les pas de Caracalla.

 

 

Catégorie « œuvre individuelle »,

le jury a décerné à ce texte

 la 10e place

 

 

Venus protectrice photo dominique boutonnet

 

 

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Nous sommes arrivés cet après-midi à Lipari, après ce qui m’a semblé être des semaines de voyage. Un périple cahotant sur les pavés, suivi d’une odyssée homérique sur une mer tempétueuse, pour finir par une montée harassante depuis le port, un trajet qui peut faire passer le châtiment de Sisyphe avec son petit caillou pour une promenade de santé. Le tout teinté d’amertume et de plaintes vite réduites au silence.

La maison est si petite, si vous pouviez voir l’atrium, il est ridicule : un minuscule bassin en son centre et trois statues de marbre en guise de décoration. Je n’ose imaginer le reste. Je traverse la maison en courant pour me retrouver dans le jardin dont j’en avais saisi l’existence en apercevant quelques arbustes fruitiers depuis la route. Je reste longtemps ici, seule, à regarder la mer moutonneuse : le vent s’est calmé depuis que nous avons embarqué à Messine ; le ciel laisse même entrapercevoir les derniers rayons de soleil, histoire de me narguer sans doute. On m’appelle enfin mais je redoute la confrontation avec mon frère. Ce dernier ne m’a guère adressé la parole depuis notre départ de Rome. Je sais qu’il me rend responsable de notre situation, mais bien sûr il a tort, n’est-ce pas ? Bien que l’heure de la cena soit passée depuis longtemps, on nous a préparé une collation ; mais peu importe : l’exil semble m’avoir définitivement coupé l’appétit. Je décide de me rendre directement dans ma chambre sans passer par le triclinium, la confrontation que je sens inévitable sera remise à plus tard. J’arrive devant le cubiculum au moment où une servante en sort : elle a dû préparer le lit, sortir mes affaires et les ranger : eh bien, elle a pris son temps ! Elle me tend une lampe, me souhaite une bonne nuit et se retire. Il est vrai que la nuit est déjà là, est-il possible qu’elle arrive plus tôt en ces contrées maléfiques ? Le décor du cubiculum est spartiate. La mosaïque au sol comporte des motifs géométriques avec une inspiration végétale en son centre : c’est d’un commun ! La pièce ne dispose que d’un lit, de deux gros coffres et d’une table. On est loin de la magnificence romaine... Dans la pénombre, je distingue mes malles entreposées au pied du lit, elles n’ont pas été ouvertes. Mais qu’est-ce que la bonniche a bien pu faire ? On est également loin du service palatin ! Je suis sur le point d’appeler la servante mais me ravise ; mon frère avait été clair : l’arrogance de notre père et la mienne sont la source d’une grande partie de nos malheurs actuels, il était temps que je fasse preuve de modestie et de respect, qualités que l’on est en droit d’attendre de toute épouse, sœur, ou fille. Je vais au centre de la pièce et fais un tour complet sur moi-même, la lampe à la main, pour mieux appréhender les contours et l’atmosphère de cette chambre qui est désormais la mienne. Je ne sais pas si j’arriverai à faire de beaux rêves ici, mais des cauchemars, c’est certain. Je soupire. J’ai déjà l’impression de vivre un cauchemar, éveillée. Je pose la lampe sur la table, prends à peine le temps de me dévêtir et vais affronter la nuit liparienne en priant pour que Morphée vienne rapidement.

Rapidement ? Il ne semble pas disponible du tout ! Je me tourne et me retourne sans fin dans ce lit encore inconnu. Malgré la fatigue du voyage, je n’arrive pas à m’apaiser. Une éternité passe, puis une autre. C’en est assez, je me lève, rallume la lampe, me rhabille et sors. Tout est silencieux et tout paraît calme, une antithèse parfaite avec ce que je ressens et me fait presque croire que j’évolue dans un autre monde. Mes pieds me mènent sans but de pièce en pièce quand j’aperçois une faible lueur. Aurait-on oublié d’éteindre une lampe ou quelqu’un d’autre aurait-il aussi du mal à dormir ? Mon frère ? Cette simple idée me fige et me convainc presque de rebrousser chemin. Mais rapidement la curiosité l’emporte et doucement, je me rapproche. Une silhouette féminine se détache sur le foyer de la maison (malgré moi, je pousse discrètement un soupir de soulagement) et prie. Quelle drôle d’heure pour rendre hommage aux dieux Lares... Mais bientôt la femme se relève, se retourne et s’en va. J’ai juste le temps de me glisser dans la pièce adjacente quand elle passe devant moi, sans me voir. C’est la servante que j’ai croisée tout à l’heure. Malgré l’obscurité, la lueur fugace de sa lampe fait apparaître des yeux gonflés et des traces de larmes sur son visage. J’attends qu’elle rejoigne ses quartiers et me dirige vers le foyer.  Dans un coin, à côté des statues des dieux Lares a été placée une figurine d’argile blanche particulière. J’approche ma lampe et distingue une femme entourée de cinq enfants. Tous sont dénudés, même si la femme porte négligemment sur ses bras et dans le creux de son dos une étole. La facture est grossière, le matériau utilisé assez banal ; c’est le genre de figurine fabriquée en grand nombre dans quelque atelier de Rome ou de province et vendue dans l’empire pour peu de choses. Malgré ça, cette statue a manifestement toute sa place ici, entourée des plus belles fleurs du jardin. Ce que je croyais être une prière aux dieux de la maison était donc vraisemblablement une prière à une déesse de la fertilité et de la maternité. Avec un pincement au cœur, je décide à mon tour d’adresser une prière à Vénus malgré ce que je ressens toujours comme de la défection de sa part depuis mon mariage. Malgré la propagande officielle du palais, je n’ai jamais connu la concorde et le bonheur conjugal. Très peu de temps après les noces, mon époux manifesta ouvertement son hostilité à l’égard de mon père, aversion qu’il reporta sur moi, par ricochet. Ma grossesse ne fut jamais portée à terme. Il n’y a pas eu d’autres tentatives, mon mari s’abstenant la plupart du temps de partager ma couche. La répudiation est peut -être une chance après tout. Je m’assois au pied du foyer et reste là à prier pour que la douleur d’un passé s’estompe et qu’un conditionnel plus heureux se transforme en futur. Je ne remarque ni l’aube ni l’aurore arriver et c’est la voix de la servante qui me sort en sursaut de mes divagations. Ainsi c’est déjà le matin. L’esprit quelque peu embrouillé, j’ai un peu de mal à me rappeler pourquoi je suis là sur cette île, dans cette maison, dans cette pièce, mais un coup d’œil au foyer et un regard sur la figurine d’argile blanche et le tourbillon des émotions et des pensées tumultueuses me rattrape, violemment. D’un geste je prends alors cette statuette qui me rappelle incidemment tant de mauvais souvenirs et la jette sur le sol (je perçois des cris étouffés) ou du moins j’essaye car la servante saisit mon geste, me retient, m’immobilise la main et m’en arrache la figurine. Surprise par sa réaction rapide et sa force, je capitule rapidement. Nos regards se croisent brièvement avant que je ne baisse lâchement le mien (moi, m’abaisser devant une domestique, un comble ! Je sens mes joues rougir) mais curieusement je n’y perçois aucune colère, seulement de la préoccupation et de la peur. Mais peur de quoi ? De s’être rendue compte qu’elle vient d’outrepasser ses droits et qu’elle va être punie pour ça ? De voir sa précieuse et minable figurine à deux doigts d’être réduite en morceaux ? Oh et puis je m’en fiche ; quand je pense que j’ai pu avoir de la compassion pour la bonniche quelques heures auparavant, ayant même prié pour elle ! Je la repousse (pas aussi violemment que je le voudrais), rassemble le peu de dignité qui me reste et sors littéralement la tête haute de la pièce. Effet remarquablement désastreux : je ne remarque pas dans ma précipitation la frêle silhouette figée près de l’entrée et la bouscule. Je jette un regard noir à cette forme qui gémit et me fixe étrangement et cours me réfugier dans le jardin.

Ainsi donc j’avais bien entendu des cris. Ceux de la servante et ceux... de sa fille ? Guère de doute, son regard était le même. J’arpente les allées, j’essaye d’oublier la faim qui maintenant m’assaille et les pensées qui me tourmentent de façon si aiguë. Mais la figurine d’argile blanche me hante. J’avais transféré mes peines et mes désirs sur ceux de la domestique, je croyais qu’elle cherchait à avoir des enfants, mais manifestement, ce n’est pas le cas, je suis même prête à parier qu’elle n’a pas qu’une seule fille ! Pauvre idiote que je suis ! Mais pourquoi alors avoir mis cette statuette dans le foyer avec les dieux de la maison ? Quelle signification peut-elle avoir ? Quelle histoire porte-telle ? Je ne vais tout de même pas m’abaisser à demander à la servante quand même, il ne manquerait plus que ça. « C’étaient ceux d’avant » Je crie, sursaute et fais volte-face en même temps. Je porte la main à ma poitrine où mon cœur s’emballe. En voilà des manières ! C’est la petite fille. Elle tient dans ses mains un plateau sur lequel est posé ce qui semble être le petit déjeuner (pain, fromage frais, olives et raisin à première vue). Elle me le tend, je ne réagis pas. « C’étaient ceux d’avant » répète-t-elle, « c’est pourquoi vous ne pouvez pas vous en prendre à eux ».

Elle me tend toujours le plateau que je finis par prendre. « Que veux-tu dire par là ? » demandé-je. Mais la fillette a déjà filé.

L’inévitable confrontation avec mon frère va avoir lieu plus tôt que je ne l’aurais voulu.

« -Pourquoi veux-tu savoir cela ? Tu ne t’intéresses d’ordinaire qu’à toi même. De toute façon, je ne suis pas sûr que tu veuilles connaître la réponse à cette question

 - Je t’en prie Caius, je dois savoir qui habitait avant dans cette maison, à qui elle appartenait.

 - Elle... elle était à un ami de notre père, un de ceux qui l’aida dans son... complot contre notre empereur Septime Sévère et son fils, ton cher mari. (Je blêmis, redoutant les paroles qui vont suivre). Ce dernier l’ayant appris, il a envoyé des centurions éliminer le conspirateur. Toute la famille a été assassinée : Publius, sa femme et leurs enfants. C’était il y a un mois. Pourquoi crois-tu qu’il nous ait exilés précisément ici Plautilla, hein ? »

Ces derniers mots ont été criés avec un ton qui ne tolère aucune réplique, mais aucune parole ne peut franchir mes lèvres. J’ai voulu savoir et la vérité est cruelle. Je sais enfin ce que représente la figurine. La servante ne priait ni les dieux Lares ni une déesse de la fertilité et de la maternité mais les dieux Mânes !

Au travers de cette statuette, elle entretenait la mémoire de sa maîtresse et de ses enfants. Leurs dépouilles avaient-elles eu droit à des honneurs mortuaires, la moindre épitaphe avait-elle pu être érigée ? Sans doute pas ; et c’est pour cela que j’ai failli commettre un sacrilège, la figurine d’argile blanche étant devenue le réceptacle du divin.

 

 

FIN

 

 

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