Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

MATHIAUX Lucien : Le coup du lapin

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a classé ce texte intitulé

Le Coup du lapin

écrit par Lucien MATHIAUX

à la 10e place.

 

fillette au lapin photo d Boutonnet

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive de Lucien Mathiaux.

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

Texte de Lucien MATHIAUX

Le coup du lapin

Finie la modestie ! S'effacer, subir la morgue de ceux qui se moquent des rampants, des vulgaires, des faibles, des laids, des gagne-petit, fini tout cela ! Oui ! Enfin s'annonçait la revanche ! Déchiré en mille petits morceaux dans la poubelle de la honte le statut qui la liait à sa condition ! Oui c'est ainsi qu'elle se percevait jusqu'alors : petite, fragile, méprisée, bête sauvage, ignorante, inférieure, sans avenir, chassée de la beauté, de l'estime, du respect dont elle sentait le besoin comme on désire boire quand on a soif, manger quand on a faim.

Ainsi s'ouvrait à elle une route droite, non semée d'embuches, bitumée et sans limitation de vitesse ! Car, dans les années 70, rouler à 140 sur une route nationale était possible. Le premier choc pétrolier de 1956 entraîna une hausse spectaculaire du prix de l'essence et la quasi disparition des grosses cylindrées consommant de 20 à 30 litres aux 100 km. La 2 CV Citroën, la 4 CV Renault, puis la Dauphine et la Simca 1000, à la consommation bien moindre, se taillèrent la part du lion. On roulait modeste.

Mais depuis 66 une voiture dotée d'un hayon, polyvalente, à la silhouette originale, à la puissance plus importante, entraîna l'adhésion des familles par son côté pratique, son espace, son élégance symbole de l'ascension sociale : la R16 ! R 16 : voilà le sauf conduit dont avait besoin Nathalie du haut de ses 10 ans pour se sentir enfin épanouie. Exit de la vieille Dyna Panhard pétaradante et rabougrie ! L'avenir rayonnant s'ouvrait devant la R 16 TX 1647 crn3, 93 CV avec boîte à 5 vitesses s'il vous plaît, condamnation électrique des portes, lève-vitre électrique avant, pare-brise feuilleté, modèle 74, flambant neuve acquise par son père grâce à une promotion importante dans sa carrière.

Ce dimanche matin, son Papa l'invitait à étrenner ce passeport social en exclusivité, pendant que sa Maman se démenait dans la cuisine pour assurer le repas de midi. Bien sûr Nathalie insista pour s'asseoir à côté du chauffeur... à la place du mort comme on disait alors. Aussitôt son père lui intima l'ordre de boucler sa ceinture de sécurité. Là, elle fit la grimace, surtout quand elle dût adapter la longueur de ce dispositif à sa faible corpulence. Cela dura au moins 5 minutes qui l'exaspérèrent. Elle aurait voulu foncer tout de suite à l'aventure. Il faut bien reconnaître que ce n'était pas une mince affaire que de s'affubler de cet engin. Une chanson des Frères Jacques décrivait avec humour l'odyssée de la mise en œuvre de cet appareil. Cela disait entre autres : « il y a un bout avec un truc, et un truc avec un machin... » et d'en conclure vers la fin, avec le slogan du moment : « un petit clic vaut mieux qu'un grand choc ! »

Mais malgré toutes ses récriminations son père fut inflexible, la ceinture de sécurité étant obligatoire aux places avant depuis juillet 73. Heureusement quelques années plus tard on inventa la ceinture à enrouleur que nous connaissons tous

Lestée de ses deux occupants, la valeureuse R 16, après un démarrage au quart de tour, enleva ses 980 kg et ses 426 cm dans un ronronnement cossu. Elle s'engagea par le petit bois sous les premières feuilles printanières. Tout embaumait, les jacinthes bleues du sous-bois, et le muguet, le plastique du tableau de bord, les sièges, la moquette, les colles synthétiques aussi... une bonne odeur de neuf quoi. Quand le moteur fut assez chaud ils arrivèrent à la route nationale. Alors on poussa sur l'accélérateur de cette traction pour voir un peu ce qu'elle avait dans le ventre. Aucun rugissement d'effort ne se fit entendre, le conducteur passant les vitesses au bon régime. Puis vint la nouveauté à maîtriser : enclencher la cinquième vitesse. Sans effort on atteignit les 130.

Après différents exercices, en accélérant, puis rétrogradant afin de mémoriser cette nouvelle boîte de vitesse, on testa les freins à plusieurs reprises. Impeccable. Comme ça une dizaine de fois. Cela freinait bien sans dévier ! Au carrefour, pour tourner à droite, le chauffeur pila presque. Une vieille Traction Citron surprise ne put s'arrêter à temps et enquilla la R 16 à l'arrière. Le Papa de Nathalie eut un mal fou à se contenir. Il lui fallut plusieurs mouvements respiratoires profonds afin de ne pas bondir hors de son véhicule et étrangler le profanateur ! Il réussit une entrée théâtrale sur la scène de l'accident avec une maîtrise qui l'étonna lui-même. Et quelle surprise, Monsieur le Maire en personne qui se confondait en excuses et basses politesses ! Les dégâts n'étaient pas très importants, tout s'arrangea au bistrot : le constat et des questions administratives restées en suspens furent également résolues.

Pas très fier tout de même d'annoncer à la maîtresse de maison la cause de leur retard au déjeuner dominical. Papa minimisa un peu les faits. Cette pauvre femme y alla de sa larme. Pensez, une voiture toute neuve déjà abimée ! Nathalie ne disait rien, ne mangea presque pas. Elle avait des nausées et sa nuque lui faisait maintenant très mal. Son père se frappa le front : « le coup du lapin ! ». Un choc à l'arrière entraînait souvent ce phénomène, surtout à cette époque, les sièges n'ayant pas d'appuie-tête. On la coucha et le lendemain le médecin l'envoya à l'hôpital passer une radio des cervicales. On la gratifia d'une magnifique minerve qui lui maintenait la tête bien droite. Cela lui faisait un gros cou large et épais et un port de général d'empire.

A l'école sa réputation auprès des autres élèves grimpa dans le hit-parade. Elle fut sollicitée pendant plusieurs jours pour raconter son aventure. Une aubaine pour elle de ne pas poser en m'as-tu vue, tout en mettant habilement en valeur les performances de la R16 TX, se bornant à répondre aux questions que provoquait sa minerve. Elle entra ainsi dans le club assez fermé des personnes que l'on enviait. Quelle étrange bête que l'être humain, jugeant la valeur de son prochain, depuis la nuit des temps, à la beauté du carrosse !

Mais quelque chose manquait à Nathalie pour se sentir parfaitement bien. Cela se concrétisa le lendemain lorsque sa Maman l'embrassant lui dit : « Alors mon petit lapin !» Elle éclata en sanglots à la grande surprise de son entourage. Le lapin : voilà ce qui lui manquait ! Un petit être doux à toucher pour se consoler. Elle exprima son désir avec une telle conviction qu'on en resta bouche-bée. Un chat, un chien à la rigueur, mais un lapin ! La liste des animaux de compagnie restait assez limitée, entre poisson rouge, oiseau en cage et ceux cités précédemment. On essaya de la raisonner. Rien n'y fit. De guerre lasse sa Maman alla chez la voisine qui possédait un clapier permettant d'améliorer l'ordinaire. Par chance, une lapine avait une portée sortie de la bourre, et cette petite troupe remuait déjà bien dans son HLM.

Moyennant un apéro, on fêta, avec les voisins l'adoption de ce nouveau « membre de la famille ». Nathalie fondit de bonheur au contact de ce petit être au poil plus doux que celui d'un chat. Elle le serrait contre elle, lui parlait, et Lapinou (ainsi te baptisa- t-elle) semblait apprécier, remuant son petit nez et fermant les yeux de bonheur.

Cependant l'entretien de la petite bête dépendit entièrement de la responsabilité de Nathalie. Au début il y eut des crottes - heureusement solides et faciles à ramasser - un peu partout dans la maison. On eut recours à une cage avec litière, ouverte pendant la journée et refermée le soir avec son occupant.

Au jardin on initia Nathalie à la cueillette des plantes comestibles : séneçon, laiteron, plantain et graminées proliférant au milieu des légumes cultivés, complétant ainsi les graines et légumes du régime de Lapinou. Nathalie apprit ainsi à bien reconnaître chaque plante et surtout à ne pas les confondre avec d'autres plantes toxiques. Elle s'intéressa ainsi à la vie du jardin et aida son Papa dans ses travaux, acquérant des connaissances sur les végétaux, sans effort. Elle devint capable de reconnaître à l'odeur beaucoup de plantes.

Les jours passaient et Lapinou grossissait à vue d'œil. Il ne s'agissait pas de l'un de ces lapins nains sélectionnés pour leur faible encombrement, mais d'un Géant des Flandres. On commença à observer la progression de sa taille avec une certaine inquiétude du côté parental. Un mâle qui plus est, et qui commençait à dégager une forte odeur. Il finit par atteindre une taille parfaite pour un civet ! On y fit allusion avec force circonvolutions... Les yeux de Nathalie s'agrandirent et elle fit une crise de nerfs qui dissuada toute tentative de cannibalisme (c'est du moins ainsi que le ressentait Nathalie). On ferma les yeux... et les narines quelques temps. Puis vint la pleine maturité sexuelle de Lapinou. Il frappait du pied dès l'aube l'été venu, arrosait les murs de jets d'urine. La Maman exaspérée finit par mettre la cage dehors la nuit.

Mais ce qui fit déborder le vase advint le jour d'un rendez-vous important de son père avec le PDG de son entreprise. Son plus beau costume posé sur le dossier d'une chaise depuis la veille attendait dans le salon. Préoccupé par mille choses, essayant d'anticiper la rencontre avec son employeur, cherchant des arguments pour se mettre en valeur de manière discrète, le Papa de Nathalie, les yeux au plafond, enfila son costume, noua sa cravate, laça ses chaussures astiquées avec soin, prit son porte-documents et monta dans sa voiture. L'entretien fut positif, tout sembla se dérouler parfaitement.

De retour à la maison, lorsqu'il prit ses aises sur son canapé, il vit une loque posée sur le dos d'une chaise. D'où venait cette harde, ce haillon... ? Sa veste ? Il faillit avoir une attaque. Mais oui le pan de sa veste était rongé, plein de trous, sur 20 centimètres de hauteur ! Il ne s'était aperçu de rien ! Il pâlit en repensant à son rendez-vous. Il revoyait la scène, il avait toujours été face à son PDG lors de sa rencontre, jusque-là tout allait bien. Mais que se passa-t-il quand ils se séparèrent qu'il lui tourna le dos ? Une rage le saisit, heureusement Lapinou n'était pas visible à ce moment.

Après un conseil de famille agité et mélodramatique empli des cris et larmes de Nathalie, on finit par se mettre d'accord Lapinou retournerait chez la voisine. Nathalie obtint un droit de visite qui dura jusqu'à la rentrée des classes. Lapinou y gagna le statut de mâte reproducteur, ce qui assurément prolongea sa vie de façon inespérée ! Nathalie peu à peu se détacha de cet être velu et ronchon. La musculature et les manières brusques du lapin adulte offraient maintenant un contact très différent comparé au petit être tendre d'il y avait quelques mois.

Pendant ce temps les parents culpabilisaient un peu d'avoir ainsi évincé de la vie de leur fille ce petit supplément de bonheur. Sa Maman surtout se demandait comment se faire pardonner. Un jour, dans une brocante, au milieu d'un bric à brac de fond de grenier une petite chose blanche attira son regard. L'ayant prise en main, elle n'en crut pas ses yeux et faillit tomber à la renverse. Elle tenait dans sa main sa fille ! C'était d'une ressemblance parfaite ! Tout y était, la coiffure, le regard, la minerve qui lui faisait un gros cou, et surtout le petit lapin qu'elle tenait dans ses bras ! Qui avait bien pu ta représenter ainsi ? Après avoir retrouvé un peu de calme, elle demanda au marchand, qui était l'auteur de cette petite chose ? Il lui répondit que ça faisait des générations que ça traînait dans les affaires de famille, qu'on l'avait assez vue et qu'il la cédait avec plaisir pour 1 franc. Top là.

Que d'émotion et d'amour réunirent alors la famille autour de ce petit objet. C'était pour Nathalie, comme un instant de bonheur figé à tout jamais, une preuve qu'on l'aimait vraiment pour elle-même. Au diable alors toutes les prétentions mondaines. Sa vie en fut transformée.

Cinquante ans plus tard, dans une salle d'attente, Nathalie survolait une revue : une photo de sa figurine s'étalait avec toutes les informations la concernant. « La petite fille au lapin », elle avait 1 800 ans ! Il n'y eut pas de petit clic, mais cela lui fit un grand choc…

Date de dernière mise à jour : 31/12/2021

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