FUN'AMBULE
Texte : Fun’ambule
Des hirondelles
Catégorie « œuvre collective»,
réalisée par le groupe d’écriture d’élèves de 1ère L2 du lycée Ferdinand Foch à Rodez
le jury a décerné à ce texte,
le 1er prix
Ce texte est la propriété de son auteur. Aucune utilisation ne peut être envisagée sans avoir obtenu au préalable son accord.
Un vrombissement permanent montait des collines, comme le cœur battant de l'été. Tout un orchestre de cigales s'en donnait à cœur joie dans les vagues de chaleur accablante, et cette musique se diffusait dans toute l'île, portée par la brise marine dans le ciel inondé de lumière.
« -Mais par tous les dieux de l'Olympe, qu'ils posent leurs archets, ces petits musiciens infernaux ! » ragea Tibéria. En cet instant, tout l'insupportait.
Tibéria avait le cœur serré d'angoisse. Son père ne cessait de lui parler, et l'heure avançait irrémédiablement. Gaïus. Elle aurait déjà dû être sur le lieu du rendez-vous.
« Que pensera-t-il ? Il pensera que je suis une fille comme les autres, qui se débine par peur d'être découverte par son père, sa famille. Que je n'ai pas de parole. »
Il ne serait pas triste. Trop fier, trop indifférent pour être affecté par les êtres humains, il l'oublierait juste. Elle devait tenir des nymphes pour avoir réussi à l'attirer une journée, ne serait-ce qu'une seule. Cieux, s'il savait ! Comme elle était incapable d'oublier ! En temps ordinaire, elle aurait demandé à son père de la laisser partir. Elle disposait d'un prétexte royal. Cette rencontre avec la famille Antonius, qu'on lui avait imposée, était l'occasion rêvée de s'évader quelques instants. Mais quelque chose dans la voix de son père l'empêchait de l'interrompre. Ses yeux gris perdus dans le vague, il avait l'air nostalgique. « Tibéria minor, ma fille bien-aimée, je crois que rien n'est plus beau que l'été en Sicile. Tu sais, ce pays, on le ressent, il est vivant... » il s'arrêta un moment. « Papa, que se passe-t-il ? » demanda la jeune fille, cédant à l'impatience. Il marqua un silence, puis sa voix baissa d'un ton et il déclara « Ce matin, quatre hirondelles se sont posées sur le bord du toit, au-dessus du porche. Trois d'entre elles étaient dans l'ombre, une était dans le soleil. Mais va, ma fille, je ne te retiens pas plus longtemps. » Tibéria ne se leva pas tout de suite. Son père avait pour habitude de prévoir certains aspects de l'avenir en décryptant les augures des cieux. Cette fois-ci, ses paroles ne présageaient rien de bon. Elle avait peur de le quitter. Finalement, se décidant brusquement elle salua son père, avec plus de tendresse qu'à l'accoutumée, et elle s'élança à toutes jambes dans les rues d'Aturezzi. Ses sandales claquant sur le pavé semblaient marquer ses secondes de retard. Elle raisonnait tout en fuyant. « Non, je n'ai pas menti. J'irai, puisqu'ils le veulent tous, m'ennuyer une heure ou deux avec ce garçon larvaire qui sera mon époux. Mais pas avant d'avoir vu celui que j'aime. » A l'heure qu'il était, son père devait partir pour la plantation de citrons dont il était le maître. Sa mère était à la maison avec son petit frère, elle avait donc le champ libre. En faisant le détour, elle arriverait très en retard chez les Antonius. Plus le temps passait, plus elle était sûre que jamais elle ne pourrait aimer leur fils, ce jeune homme si sombre et ennuyeux. Mais son père avait choisi. Rien à dire. Elle obliqua bientôt dans une ruelle qui montait fortement. Tous ses muscles se tendirent douloureusement dans l'effort. Elle eut bientôt quitté le village et la nature luxuriante remplaçait les maisons. Quelques dizaines de minutes plus tard... Elle arrivait, haletante et rougie, en vue de la Source aux Sycomores. Elle plongea ses mains dans le liquide frais et s'en aspergea le buste. L'onde claire la calma un peu. Une odeur forte et familière lui parvint. Se baissant au-dessus de plusieurs bouquets de lavande, elle arracha quelques poignées de fleurs et les frotta sur son cou et ses épaules, et elle reprit sa route, enveloppée de la senteur florale. Quelques abeilles furieuses lui bourdonnèrent autour, elle souffla doucement sur elles pour les chasser. Peu d'espace la séparait encore du figuier béni des dieux où, des fois, Gaïus et Tibéria se retrouvaient.
Il n'y avait personne. Furieuse, elle décida d'attendre, malgré tout. Au diable Marius, elle était déjà condamnée à l'épouser, elle lui sacrifierait sa vie, mais pas cette journée. Si Gaïus ne venait pas, c'était à elle d'aller le chercher. Elle irait dans les vergers où travaillent les hommes d’Égypte, où une jeune fille de bonne famille ne doit jamais mettre les pieds. Elle s'élança à nouveau, cette fois-ci en direction des vergers d'oranges. Quand elle arriva en vue des premières lignées d'arbres, son cœur se mit à battre plus fort. Des voix violentes, brutales, retentissaient, s'interpelaient. Les hommes étaient déjà à la récolte, le torse nu et luisant de sueur, ils portaient des paniers de plusieurs dizaines de livres et soulevaient des perches interminables pour aller décrocher les fruits dans les cimes. C'étaient pour la plupart des esclaves. Une odeur d'agrume flottait dans l'air. Elle se redressa et s'approcha du premier homme, un Slave brun aux grands yeux noirs.
« Connais-tu Gaïus ? » Il la regarda, interloqué par son assurance. Vu la qualité de ses habits, la blancheur de sa peau, ce ne devait pas être une esclave. Que faisait-elle donc là ? « Oui, mais j'ignore où il est, Madame. » murmura-t-il. Sa voix était d'une étonnante douceur. Le second répondit par un grand éclat de rire. Son voisin susurra ; « Attends ce soir et je serai ton Gaïus toute la nuit si tu le veux ! » Elle ignora la remarque et continua son chemin. Quelques heures plus tard, après avoir essuyé toutes sortes d'insultes douteuses, et s'être fait chasser maintes fois par les contremaîtres, la Sicilienne aperçut le jeune homme de dos. Elle se dirigea vers lui, la gorge serrée. Sa voix était encore ferme quand elle l'interpella. Il se retourna, ainsi que plusieurs jeunes hommes autour. Ses yeux d'or durs tombèrent sur la fillette, qui sentit soudain combien sa conduite était incongrue. Tant pis, elle était là, elle ne pouvait plus reculer. Et ce silence durait beaucoup trop longtemps. « Je suis venue. Comme prévu. » Il la fixait toujours, sans un mot, avant de lui faire remarquer : « - Tu es en retard. Où étais-tu ? Sans doute chez cet imbécile à qui tu es promise ? » Elle encaissa le coup. Comment avait-t-il appris? Certainement par l'intermédiaire d'un servant de la maison des Antonius.
« - Non. Je devrais être chez lui à l'heure qu'il est, mais regarde où je suis. »
Nouveau silence. L'éphèbe dardait ses prunelles de métal sur la jeune fille.
« - Dois-je te croire ? De toute manière, tu l'épouseras. Tu n'es qu'une chienne. - Attends de voir mes crocs. »
Des rires et des sifflements fusèrent autour d'elle.
« -J'espère qu'ils n'ont pas trempé dans d'autres sangs que les miens.
- Pour qui me prends-tu ? »
Il la fixa encore un instant, puis il se dirigea vers elle, l'enlaça et l'entraîna. Elle le suivit. Ils s'éloignèrent un peu des vergers, en peu de temps ils atteignirent une plaine rocheuse déserte. Il la regarda, caressa en souriant son front guerrier qui se relevait encore, tremblant de fierté bafouée et d'amour, et l'embrassa. Elle sentit tout son corps brûler et son cœur battre dans sa poitrine.
« - Gaïus. Si tu savais.... Combien je le hais, cet homme. Il est à la fois mou et piquant, comme un poulpe, il cache son dard. Et je serais à lui ? Moi ? Je refuse de l'imaginer.
- Si cela servait à quoi que ce soit, je réglerai ce problème au glaive, mais une fois lui disparu, ton père choisira un vieux magistrat qui ne demandera pas mieux que de t'avoir pour femme.
- Je lui dirai que je te veux. - Je ne t'épouserai pas. »
Blessée une nouvelle fois, elle leva vers lui ses yeux châtains.
« - Pourquoi ?
- Dois-je t'expliquer encore une fois qui je suis, Tibéria ? Je suis un homme libre. M'enfermer dans une maison avec une bonne femme et des gamins, jamais. Dix ans de ce régime et on ne pourra plus se voir en peinture. Reste qui tu es, fille du soleil, aussi libre que le vent, je ne veux pas faire de toi une esclave. »
Sa voix était enflammée ; il n'était pas tout à fait humain, il était demi-roi, demi-lion. « Et, - ajouta-t-il avec un rire sardonique - le cœur de ton père lâcherait s’il imaginait une seule seconde sa fille avec un fils d'esclave affranchi.
- Alors peu importe, je tromperai Marius. - Tu risqueras ta vie.
- Qu'importe ? »
Il l'embrassa à nouveau. Un nuage d'oiseaux s'envola des cimes d'arbres alentour.
Soudain, la terre se déchira sous leurs corps qui s'unissaient. Un craquement assourdissant résonna et le sol faucha ses milliers d'habitants. On se serait cru sur le dos d'un chien gigantesque qui s'ébrouait, agacé de ses puces qui lui creusaient le dos. Le paysage se désintégrait, les pierres craquaient. Et cela durait. Des pierres roulaient sur les pentes de la montagne, les arbres se fendaient, et les maisons s'écroulaient. Des gens et des bêtes passaient en hurlant, écrasés par la colère des Dieux. Tibéria se sentit poussée vers une clairière dégagée. Là, ils se recroquevillèrent sur le sol et regardèrent de loin les villages tomber comme des jouets. Une faille s'était ouverte dans la Terre, entre les vergers et le village. Un premier incendie éclata, qui se propagea à une vitesse phénoménale. La jeune fille ferma les yeux et une horrible angoisse l'atteignit quand elle pensa à sa mère et son frère, restés à la maison, et à son père, aux champs de citron.
Que leur arriverait-t-il ?
***
Quelques heures plus tard, les secousses avaient cessé. Les deux jeunes gens revinrent au village, Tibéria tremblant de peur. Les maisons étaient en ruines, des corps d'hommes et d'animaux jonchaient les décombres, affreusement mutilés. Tout était méconnaissable. « L'horreur peut donc tomber sur nos vies ainsi, quand on croyait pouvoir vivre. » Tout n'est que cendre, charbon et braise. La vie est destituée. Le Démon a tout renié. Il y avait ma famille, ma maison, ma vie. Il n'y a plus rien. Seulement nous deux, et ces fantômes qui émergent des cendres. Et quoi, des enfants vivent encore ? Pourquoi, qu'est-ce qu'ils peuvent bien vouloir faire de leur vie, après ça ? Que comptent-ils découvrir en sortant de leur linceul de poussière blanche ? Tout n'est que cendre, charbon et braise. C'est Mariana, là, ma voisine. Vit-elle ? Non. Claudius, le maître d'écurie ? Il est en lambeaux mais il vit. C'est... Non, c'est impossible ! Non ! C'est Phidias, mon frère. Le gamin avait un filet de sang qui lui coulait de la bouche. Et ce corps, là, cette robe, tout contre lui, serait-ce ma mère ? La tête disparaissait sous un monceau de pierres. Devant les cadavres des personnes qu'elle connaissait le mieux au monde et qui peuplaient tous ses souvenirs d'enfance, ainsi anéantis, elle ne tint plus. Elle tomba au sol et ne bougea plus, laissant les heures tourner, sombrant dans une transe morbide. Gaïus allait de ruines en ruines, soulevant les décombres, rassemblant les vivants.
« - Tibéria, il faut te relever.
- C'est ma mère qui est couchée là et qui dort pour l'éternité, couverte de plaies, mon frère serré contre elle. C'est mon père dont le corps est perdu et qu'on ne retrouvera jamais. Et il faudrait que je me lève ?
- Tibéria. »
La voix se fait pressante.
Qui était-ce déjà ? Un homme... Oui, Gaïus. Vivant.
« - Beaucoup d'enfants sont blessés, il y a pas mal de survivants, mais en mauvais état. Tu dois m'aider. Lève-toi. »
Il parlait si tranquillement. Elle ouvrit lentement les yeux, déplia son corps prostré. Gaïus tenait dans ses bras un tout petit garçon qui devait avoir trois ans au plus. Son torse était fracassé, mais on voyait ses côtes se soulever.
« Pourquoi ne meurt-il pas ?! hurla soudain la jeune Sicilienne. Qu'attend-il encore de la vie ? »
A côté de son amant, deux petites filles et un petit garçon la regardaient avec de grands yeux. Plusieurs personnes étaient assises sur des rochers, blessées, les yeux fixés au sol.
« - Calme-toi. » Il déchirait sa tunique pour en faire des bandages. Elle obéit, apercevant soudain Marius qui s'approchait, à peine blessé. Quoi ? Se pouvait-il que la vie l'ait épargné, lui ? Perdue dans ses pensées, elle ne l'avait pas entendu arriver.
« - Comment as-tu échappé ? ... murmura-t-elle. Tu étais chez toi, non ?
- Non, répondit le jeune homme d'une voix glaciale, dardant sur elle ses yeux de ciel d’été. Je t'avais suivie. »
Tibéria resta pantoise. Mais que se passait-t-il donc ? Tout lui tombait dessus en même temps. Gaïus intervint.
« - Toi aussi, fais quelque chose, Marius. Va puiser de l'eau. »
Le jeune homme aux yeux bleus le toisa, une expression de dédain marquée sur le visage.
« - Ne me donne pas d'ordres, fulmina-t-il, la voix étouffée.
« - Ne commence pas, citoyen, à ergoter avec moi. Obéit, et vite. L'heure est grave. On aura tout le temps de se battre plus tard. rétorqua Gaïus avec une ferme froideur imbibée de mépris.
Marius sortit son glaive. La riposte fut tellement vive que Tibéria s'étonnait encore de voir la longue entaille saigner sur le visage de Marius que celui-ci lui hurlait déjà dans les oreilles, en la secouant avec violence ;
« - Sale renarde ! Choisis immédiatement, c'est lui ou moi. »
Comme dans un rêve, elle se dirigea lentement vers Gaïus, s'agenouilla près de lui et lui prit la main. Elle ne vit pas l'autre jeune homme pointer son glaive sur elle en sentence, mais quand elle se retourna, il avait disparu.
Péniblement, elle se leva. Un voile masquait le jour devant ses yeux, mais elle se força à s'activer. Elle trouva une chèvre perdue, entreprit de la traire, donna le lait aux enfants, y mêlant ses larmes. Approchant de leurs lèvres le fond d'amphore brisé dont elle se servait comme récipient, elle caressait leurs cheveux et leur parlait doucement.
***
Après plusieurs jours... Gaïus et Tibéria se sont installés dans une maison en ruine qui a conservé une partie de son toit, avec plusieurs enfants orphelins. Tibéria travaille de toute sa force pour eux, malgré son chagrin dévorant.
Les enfants étaient enfin couchés, nourris, soignés. Tibéria, éreintée, les contempla ; Flavius et Joana dormaient aux bras l'un de l'autre, comme à leur habitude. Helius râlait légèrement dans son sommeil, mais il ne semblait pas sentir ses poumons troués. Il était étendu sur le dos, tranquille, le corps couvert de croûtes de sang. Un angelot écorché. Il avait dû se gratter, sa jambe saignait. La jeune fille tituba jusqu'à la source, ivre de fatigue. Indifférente, elle ne leva pas les yeux lorsque des feuillages remuèrent bruyamment au-dessus d'elle. Elle s'en retourna avec son outre remplie et trempa un pan de sa tunique dedans. En essayant de ne pas réveiller le gamin, elle nettoya la plaie. Il ouvrit les yeux, remua un peu et murmura un mot. Tibéria crut comprendre, imagina se tromper, s'attendrit.
« - Qu'as- tu dit ? » demanda-t-elle.
« - Maman. » répéta le petit.
Elle prit sa main.
« - Quand je serai grand, je serai artiste et toutes mes œuvres seront pour toi. Je ferai peut-être des chansons, si j'apprends. » Elle l'embrassa sur le front et sortit dans la nuit, plus que troublée.
La lune arrosait le monde de ses sombres rayons. Divaguant sous la voûte, elle cherchait un triptyque d'étoiles qui serait, peut-être, plus lumineux qu'un autre. Elle glissait tel un fantôme à la robe déchirée entre les touffes d'ajoncs.
« - Tibéria, où es-tu ? » celui qu'elle aimait l'avait appelée. Il l'avait appelée ! Elle n'eut pas la force de répondre, sa gorge lui faisait mal, elle était brûlante et sèche ; elle s'éloigna encore de quelques pas. Une masse sombre se détachait des ténèbres.
« - Sûrement l'esprit d'un mort. »
Il se rapprochait d'elle.
« - Il n'y a plus que ça, de toute manière, des fantômes. »
Quelque chose brillait.
« - Tibéria !
- C'est peut-être mon père qui vient à moi... »
Les morts ont-ils une lame au bout du bras ?
***
Longtemps plus tard...
Une lumière torve glissait sur les tonnes de bric et de broc entassées sur les étagères. Elle y glissait sans vraiment s'y accrocher, caressait leur poussière et s'en allait. La boutique fermait ses portes. Dans un coin sombre d'un placard, la jeune romaine d'argile blanche dormait, enlaçant éternellement quelques enfants qu'elle avait aimés. La terre avait verdi en traversant les années, rongée d'une rouille qui tachait les visages et les mains candides.
Les yeux de ciel d'été du vieil antiquaire, ces yeux si familiers, ces yeux froids et perçants, dévoraient la nudité de la statuette. Était-ce là sa punition pour en avoir aimé un autre que celui auquel elle était due ? La main noueuse passait et repassait sur le jeune corps. Un élan de désir rageur l'étouffa, il se détourna brutalement pour s'éloigner de quelques pas. Un bruit d'émail brisé retentit derrière lui. Il tourna lentement la tête. La statue était tombée au sol, et la tête de la jeune fille s'était brisée sous le choc. Il se pencha, incrédule. Était-ce une larme qui brillait parmi les débris ?
Les orphelins étaient à nouveau seuls.
FIN
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