Fasini Pierre
Ce texte écrit par Pierre Fasini a obtenu
la 12e place
au Concours de Nouvelles 2020
organisé à Avermes (03000) conjointement par
La Passerelle (médiathèque d'Avermes)
et
L'Atelier Patrimoine de l'Avca.
Photo : Robert Lecourt
Affiche : Magali Soule
Ce texte est la propriété de son auteur.
Aucune utilisation ne peut être envisagée
sans avoir obtenu au préalable son accord.
Un texte de Pierre Fasini
L'histoire en pierre
L’homme dominait sa monture en grand seigneur. Du reste, elle présentait un profil un peu chétif. Il fallait se rendre plus fort que cette monture, asservir, maîtriser la nature. L’époque était celle où les conquêtes terrestres ne connaissaient pas encore tous les territoires de la planète. Celle-ci était plate, mystérieuse en bien des lieux. Nul ne pouvait se prévaloir ni de l’universalité de ses connaissances ni de l’aspect unique des espèces intelligentes capables d’y vivre. Lutins, esprits endiablés hantaient les forêts profondes, impénétrables où même les dieux n’osaient s’aventurer. Aussi fallait-il au moins surpasser la puissance animale, être certain de sa servilité. Son aide précieuse, mais fragile, justifie sa modeste taille, à moins que le modeleur manquât de ressources pour assumer le sens de son acte.
Les interprétations trouvent racine parmi les témoignages faisant serment, par respect, pour comprendre les promesses suggérées en de telles moulures. La sculpture affiche un monde tel qu’il devait devenir : des personnes en bonne santé, la paix retrouvée, la concorde instaurée, une société de strates, faite d’un ensemble de possédants partant à la rencontre des bienfaiteurs et d’une terre nourricière. L’erreur guette évidemment ; la déception aussi, celle de ne pas envisager leur rôle sincère et authentique, l’exactitude de leur fonction, les raisons pour lesquelles ces œuvres nous parviennent aujourd’hui.
En outre, associer une signification sociale et technique aux figurines exige de connaître l’organisation des peuplades d’alors, les dogmes, la nature des actes de loyauté, la qualité artistiques des artisans, les éventuelles opinions qui se dissimulent à travers ces réalisations. Fourbes, mystiques, dithyrambiques ou satiriques, initiateurs de chemins d’humanité, historiens avant l’heure, ces miroirs d’hier ont su fournir des idées, un aperçu furtif, l’esquisse de leurs contemporains. En soi, ils se sont faits les porteurs des caractéristiques essentielles et structurelles de leur groupe. Mais quelles sont- elles ?
Martine se savait depuis longtemps amoureuse des choses façonnées, sculptées. Petite, déjà, elle aimait ces modelages en plâtre que certains Noël lui apportaient en sachets et formes caoutchoutées. La fête régnait dans son atelier fait de boîtes et de poussière. Elle œuvrait avec zèle, minutie, parfois déçue que des têtes, des bras, se brisent faute de précision dans ses gestes. Employée dans une célèbre banque et bien que son poste fût de haut niveau, jamais elle ne se détachait de ces activités artistiques. Faute de temps, de courage et peut-être d’espérance, elle n’accordait pourtant que peu de place à ce plaisir. Seules les visites de musées, ses lectures en histoire rendaient compte des modes de vie, du servage vécu après Vercingétorix oblitérant la liberté de ses ancêtres en ces terres d’Auvergne. Sous l’impulsion de son mari, qui appréciait vivement les discussions à propos du déferlement des légions romaines sur le pays, avant les Francs, Martine se consacra à quelques recherches. Avec celles-ci, elle imagina la vie sous les huttes, leur entretien, l’existence sociale a priori dépouillée d’art et d’instruction, les travaux paysans, l’économie de cueillette, de chasse et de pêche. Il l’encourageait à tel point qu’elle s’inscrit à un cycle de conférences dispensées à l’Université.
Martine prit conscience que la frugalité extrême nous portait cependant à sous-estimer les traits culturels de certaines peuplades. Elle réveilla ainsi le personnage constitué de terre blanche. Placé sur un écrin de toile rouge, il se permit de l’interpeller. Ce qui n’était peut-être que vernaculaire, passe le prisme de nos lectures ajustées au monde moderne, déterministe, ouvert. Nos appréciations transforment l’objet en véritable trésor vivant pour qui sait le reconnaître :
« Un trésor ? Mais, nous ne sommes qu’un peu de terre, vulgairement assemblés. Déambulant à travers le temps, l’eau, le soleil, la microfaune, chaque jour nous agressaient. » Le cavalier, poursuivait :
« Ma chère dame, puis-je vous déranger un moment ? Je fus offert au maître du village pour que sa protection perdure, en hommage en sa bonté, la sagesse de ses décisions. La famille estimait la sculpture assez riche pour forger durablement une présence fiable, fidèle, réconfortante et, surtout, sécurisante. »
Il fallait lui adresser ce signe de reconnaissance, une révérence en reconnaissance du maître, un geste habile pour se manifester avec l’aplomb tel que le non-respect de la notoriété maudirait la famille paysanne jusqu’à la 7ième génération. Martine se demandait, stupéfaite, comment le minéral pouvait ainsi s’exprimer.
« Bien sûr, je voudrais percer votre secret. Mais par quel miracle ?, balbutia-t-elle.
- Le temps a pétri de merveilleuses facultés vocales. Nous en usons uniquement avec les érudits, comme vous l’êtes assurément.
- Je ne m’intéresse qu’à quelques principes de vie observés durant la période de l’invasion romaine.
- Ils nous ont appris la discipline, la conception de quelques idées d’auto-critique à propos de nos structures représentatives.
- Comment pouvez-vous tenir le même langage que le nôtre ?
- Très simplement : notre liaison à autrui s’est développée intensément. Les légions romaines nous obligeant à la sédentarité, nous avons dû envisager l’usage d’une langue commune avec les soldats et nos groupes sociaux. Sans connaître l’écriture, nous échangions avec aisance.
- Mais quelle activité faisiez-vous ?
- Comme beaucoup de mes congénères, j’étais cultivateur. J’appartenais cependant à cette caste privilégiée détentrice du grain à semer, des poids t des mesures. »
Martine, comblée, apprit de cet homme son impulsion sur la vie locale, l’énergie exercée à l’égard des cultures du blé, de la distribution du pain. Ses cheveux parfaitement disposés, il se déplaçait toujours vêtu avec élégance. Il se figea à nouveau dans sa position initiale, tel que son concepteur l’avait conçu. Puis, Martine s’en alla, riche de cette nouvelle connaissance.
La conscience affirmée d’un collectif s’incruste peu à peu dans le comportement de chacun. Véhiculée par ces hommes, migrant de village en village, elle insistait pour ne pas trahir l’engagement vis à vis des romains. D’où ce geste d’hommage et de courtoisie à l’égard d’hommes sans nul doute intéressés à ce qu’un succès agricole local s’opère. Nourrir une armée requiert toujours des vivres disponibles à demeure. La paix des braves devait dépasser les frontières du mépris.
Habitée d’une curiosité grandissante, Martine reprit les conversations :
« Que portez-vous sur les épaules ? demanda-t-elle intriguée.
- Je voyage à pieds. Ma veste, cette pèlerine peu esthétique, reste néanmoins pratique. Elle se compose aussi de bourre à dessein de renforcer sa solidité. J’y place parfois les grains, ainsi à l’abri de la lumière, disposant d’un endroit sec. En chemin, nous ne rencontrions que des romains de classe sociale aisée. Leur distinction extraite de la caste guerrière fut le bouclier à poinçon.
- Vous n’en aviez pas peur. La crainte aurait pu expliquer la soumission.
- Que dire ? Je n’existe que par la pierre et le désir de mon créateur. La seule crainte aurait pu se cristalliser autour de la solitude dans les carrières de terre blanche. Telle est cette valeur associée à ma conception. Toutefois, jamais la description de l’efficacité de notre labeur telle que vous la concevez ne nous a interpellés.
- Vous en avez pourtant tiré parti, sans le savoir.
- Certes, nos forgerons, l’ordonnancement, la discipline, nous ont permis de dégager un surplus significatif. Fait de temps, de passions, de visions, de conceptualisations, il se propose aux maîtres d’art qui en usent selon leurs compétences. Ce surplus se meut parfois en poésies mais pour traverser l’histoire, il prend le géologique pour support. »
Le temps de paix autorisait l’attribution des ressources vers la construction, l’embellissement pratique des huttes, la création d’ornements. Des compétences techniques ont fleuri parmi les anciens. Ils purent transformer des armes et s’offrir les outils destinés à la sculpture.
« Sans eux, sans ces principes, je ne serais pas là, devant vous ! Je ne cache pas cette fierté difficile à dissimuler, liée au fétichisme que vos contemporains nous consacrent.
- Heureuse évolution ! Mais vous avez traversé les âges. L’émotion incite à telle dévotion.
- Nous n’étions pourtant que des réalisations courantes. Nombreuses furent les tribus en possession de statuettes, accumulées en guise de reconnaissance patriarcale.
- Vos sociétés étaient plus précieuses, délicates et soignées que nous ne l’envisagions avant la découverte du peuple des figurines.
- Elles étaient quintessence de la culture. Les déplacer était facile. Elles agrémentaient les intérieurs, indiquaient aux voyageurs le dévouement et l’hospitalité des villageois à leur égard. Avec l’étamage naissant, les joailliers de l’époque assemblaient enfin des pièces uniques contenant des matières nobles distinctes. »
Quelle étrange sensation que cette chaleur soudaine ressentie par Martine ! Elle conversait avec cette pierre blanche, matière inerte, sans y déceler cependant la moindre anormalité. Tout lui semblait limpide : l’histoire est véhiculée par les figurines.
Martine, étonnée, découvrit que la propension à la modernité habitait déjà les gaulois. Sous la protection de Minerve, l’époque offrait aux femmes un pouvoir très établi : elles relayaient, en particulier, les qualités artisanales de la société puis écoulaient leurs productions sur les
foires et marchés. Qui sait si nos deux figurines ne sont pas façonnées de mains féminines ?
« En vous observant tous les deux, je devine presque des jouets. Le profil de votre cheval, repris pour le plus grand bonheur de nombreuses petites filles, a aussi généré un incontestable succès commercial.
- Je suppose, par conséquent, refléter une silhouette naïve, mâtinée de traits un peu candides. Le sculpteur a voulu illustrer un style peut-être drôle, inspirant l’innocence, la sérénité, si tant est qu’elle puisse se traduire ainsi. Nous n’avons pas été conçus à dessein d’inventer une société future. Les villageois ne possédaient pas cette capacité de prospection vers un ailleurs, des conditions économiques différentes.
- Vous seuls portez le message de cette époque. Selon moi, l’auteur a centré sur vos conditions d’existence dépouillant son geste de tout autre signification. »
La cohérence dictée par la précarité du moment semblait orienter les analyses historiques en ce sens. Les figurines instruisaient nos hypothèses, représentaient peut-être un monde parallèle. La domination romaine n’était pas paradisiaque. Il fallait se confondre en discrétion, ne pas exprimer la moindre révolte vis à vis de l’occupant à travers cet art populaire. Par ailleurs, une approche religieuse se montre au jour. Le plus illustre, habillé, chaussé, ne laisse entrevoir aucune partie charnelle de son être. Sur sa monture, il ne foule la terre du gueux, le miséreux, l’indigent aux pieds nus. La distance d’avec le sol, c’est l’espace d’avec les dieux. Alors, deux personnages se rencontrent, l’un salue l’autre au travail.
« En effet, pieds nus, je n’ai su trouver galoche à la taille de ma bourse. Comment en saurais-je plus ? C’était l’attitude trouvée pour garder un contact avec la terre, le grain, les semailles. Par ailleurs, le foulage du raisin constituait l’un de mes attributs. Aussi, la nudité de mes pieds vous inspire-t-elle la multiplicité de mes fonctions, la fragilité de nos positions sociales. Seule la dureté de la pierre, sa résistance aux ombres du temps nous permettent de vous transmettre ce message. »
Martine savoure ce moment : elle parvient à comprendre comment la matière atténue désormais le regard inquisitoire de l’époque pour, sinon rendre justice, qu’au moins les parties s’expriment après des siècles de zèle, d’expression muselée par l’enfouissement.*
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