EDWIGE
Texte : Edwige
Mater.
Catégorie « œuvre individuelle »,
le jury a décerné à ce texte
le 1er prix
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Éveil à coups de pioche, ma couche vibre, veut-on me percer le ventre ?
Je peux l’avouer, mon sommeil fut souvent paisible, car rejoindre la terre me semble naturel. Pourtant, depuis si longtemps, j’ai entendu le grondement des galops de chevaux, puis les cris de blessés. Ensuite, les armes se sont froissées ; plus tard, des explosions secouaient ma tanière, mon nid. Mais comprenez, quand le calme revient, je crois pouvoir reposer sans avoir à rassurer mes enfants tremblants rassemblés sous mes ailes.
Ah ! Je n’aime pas le son creux des sculptures crevées par le pic en fer ! Chut, mes compagnes, mes compagnons, et même les animaux, car, je l’espère, on peut nous oublier.
Hélas, le fracas des monstres métalliques devient assourdissant. Entre les secousses et le sillon gras, je ressens la chaleur estivale… Au milieu de débris d’argile, je reste intacte. Un homme à la moustache vaillante rit :
— Regarde, Louis, je t’avais dit qu’il y en avait encore sous terre.
— Attends, mais elle est entière, celle-là ! Tu crois que ça va retarder le chantier du train ?
Une main rude gratte la boue qui cache ma poitrine et toute ma nudité. Un gamin ricane, je subis l’examen sous toutes les coutures. Cela me rappelle ma naissance.
Je bondis de presque vingt siècles en arrière. Balbutiements dans la carrière de glaise. Informe, j’attends qu’on m’arrache de la roche trop proche. Quel sort me réserve-t-on ? Pot à soupe, couverture de toiture, figure animale… Je vibre dans le rouleau de terre fraîche, quand enfin on me charge, lourdement, en compagnie d’autres blocs.
L’ouvrier qui m’échange conserve les paumes marquées du sceau de son gagne-pain ; en secrète résistance à l’imberbe Romain, il garde sa moustache fournie, bien taillée. Maintenant, il me montre à Rolix et ne tarit pas d’éloges :
— Je te présente l’argile la plus fine, extrêmement blanche, digne d’un habile artisan.
Le jeune homme s’approche, touche la masse souple et ne dit rien. L’autre insiste : — Aucune impureté, tu le vois, c’est ainsi qu’elle s’offre à nous.
Dans son regard, je comprenais déjà que le potier était convaincu. On m’entrepose dans un tissu humide, je languis de prendre forme. Rolix se tient devant le bloc luisant et clair, je sens le souffle de vie me frôler. J’attends. Il m’a désiré, je le sais, car il s’est amoureusement penché sur l’argile d’où j’allais jaillir. Il murmure :
— Une belle terre blanche, fine, travaillée pour devenir onctueuse, comme une chair dense.
Je soupire d’avoir à patienter ; son père approche, et le retarde encore :
Sanglé dans son tablier de cuir, il se trouve enfin seul, en tête à tête avec moi. Rolix saisit mon âme et avec grand soin, épouse ma forme sur le creux du moule. A-t-il entendu mon souffle apaisé ? La caresse de ses doigts indiscrets demeure mon ultime plaisir. Je nais rapidement, mes bras levés enserrent mes enfants, trois à gauche et deux sur l’autre flanc. Je les bénis dans le vaste voile qui m’enveloppait. Je choisis de me dénuder pour les protéger.
Nous sommes tous réunis sur une tablette sculptée qui nous porte, comme un degré d’escalier taillé en douceur. Entre tambours de colonne et socles, tous se dressent, ils s’élèvent sur des morceaux de temple romain. Cela ressemble à une déclaration de victoire de notre culte, sur celui des envahisseurs.
Mon aînée est belle, appuyée sur le chapiteau, enserrant un pan de mon voile près de sa poitrine naissante. Elle se trouve en position de bénir les deux petits pressés, entre elle et moi. Pour une fois, mes jeunes jumeaux sont séparés. Chacun se blottit contre une de mes dernières filles.
Pour protéger leur peau tendre du froid, j’étends pour toujours le tissu plissé qui retombe sur leurs reins.
L’ivresse du soleil me gagne quand Rolix me sort doucement du berceau du moule.
Il m’examine, puis prend l’outil poli en bois de buis. Autour de moi, des bavures de terre collent et s’accrochent encore. Le bout de sa spatule les ôte, les écrase et les efface. Je sens la rondeur de mon bras prendre vraiment forme.
Ensuite, je crois qu’il va m’offrir un baiser, en s’approchant de ma bouche. Car pour me faire une beauté, le potier ourle mes lèvres à son goût. Puis il agrandit mes yeux, et murmure en façonnant les mèches. J’aime la coiffure seyante et généreuse qui encadre souplement mon visage. Le repos maintenant est nécessaire. Je dois rassembler mes forces pour l’étape décisive qui s’annonce.
Voilà, l’épreuve du feu. L’ultime, irrattrapable en cas d’échec. C’est la plus importante pour gagner la vie.
Non, je ne vais pas finir piétinée en tessons. Je ressors du four dévorant, encore éclaircie. Quand on le toque du doigt, le son de mon corps est franc ; c’est la preuve qu’aucune fissure ne me dénature.
Offerte à qui veut m’adopter, maintenant. Des pas approchent. Gallo-romain… mais Gaulois au fond de lui-même. Marcius vient me prendre, avec mes filles et mes garçons. Pincement au cœur de quitter mon créateur, mais celui qui m’emporte fait un choix qui l’engage. Je dois trôner dans sa résidence confortable, et être l’objet d’un grand respect.
Voilà, ma vie semble une réussite.
Les générations se succèdent sans surprise, les enfants de Marcius, puis les suivants racontent mon histoire aux bambins, qui la gardent en mémoire.
Mais, un mal commence à ronger l’esprit du foyer. On ne m’honore plus comme avant. La poussière me recouvre. Un visiteur se moque de ma coiffure démodée :
— Comment peux-tu conserver chez toi cette statuette vieillotte et barbare ?
Un autre s’esclaffe :
— C’est une idole hors du temps, venue des aïeux lointains !
Peu à peu, je suis poussée, vers le fond de la demeure, puis je sombre dans l’oubli parmi des objets anonymes. Jusqu’au jour où dans une bousculade, j’apprends qu’une bataille vide le village de ses habitants.
Entre les cris, et les piétinements, on tente de sauver les plus belles étoffes et les bijoux. Nous sommes abandonnées, statuettes de toute taille…
Quand les vainqueurs investissent les lieux, ils font un ménage impitoyable. Dans une resserre, je gêne encore. On nous entasse sans précautions, certains compagnons sont ébréchés. Surtout, ne pas bouger pour rester discrets.
Enfin, de grands chevelus décident de nous faire disparaître à leur vue. La cave vite creusée sera-t-elle notre tombeau ? Les heurts des galops de chevaux, les massacres qui colorent le sol en rouge, autour de notre refuge, puis les incendies, pires que le four, de mémoire. De loin en loin, je guette la succession des générations humaines tumultueuses.
Calme, bientôt, je sombre dans une somnolence sans rêves.
C’est alors que la pioche ébranle le toit de notre abri.
Des experts m’étudient et tentent de donner mon âge ; ensuite avec des brosses douces et des pinceaux, on me toilette, avec mes enfants. C’est une renaissance.
De salle en salle, je suis installée sous une lumière claire.
J’aime les regards des visiteurs, certains s’arrêtent et leurs yeux m’interrogent. Jusqu’au jour de la venue du costume en velours, couleur feuille d’automne. Gérald. Lui, il revient, et me parle.
Enfin, cette matinée, inoubliable. Il me promet de raconter fidèlement mon voyage dans le temps. Après réflexion, je commence le récit que vous connaissez maintenant.
Il reste un aveu à lui faire, j’hésite encore. Lui dirai-je ? Mon père créateur n’a pas désiré disparaître complètement, dans la poussière. Mon secret est préservé. En ultime possession, le maître potier m’a marquée, pour toujours de l’empreinte unique de son pouce, en profondeur dans mon ventre.
FIN
Date de dernière mise à jour : 19/10/2018
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