Bruet Daniel
Ce texte écrit par Daniel Bruet a obtenu
le 2e prix
au Concours de Nouvelles 2020
organisé à Avermes (03000) conjointement par
La Passerelle (médiathèque d'Avermes)
et
L'Atelier Patrimoine de l'Avca.
Photo : Robert Lecourt
Affiche : Magali Soule
Ce texte est la propriété de son auteur.
Aucune utilisation ne peut être envisagée
sans avoir obtenu au préalable son accord.
Un texte de Daniel Bruet
Récits des nuits blanches.
« ... Ciel clair, pas un oiseau : tout était favorable, ni risque d'orage ni présages néfastes. L'homme guida le cheval noir et son cavalier silencieux porteur d'un bouclier jusqu'à la sortie du village, là où l'herbe gagnait à nouveau sur le chemin, au seuil de la forêt muette.
Les deux hommes n'avaient prononcé aucun mot et l'animal, dans son allure sûre, était sans inquiétude. L'umbo du bouclier, éclairé par le soleil levant, semblait être un œil vivant.
Ils s'immobilisèrent et l'animal, comme ancré dans le sol, se figea, jambes écartées, muscles tendus, dans l'attente d'un ordre. L'homme à pied lâcha la bride et dit :
'Rapporte-nous le secret de la création du monde d'argile. Tu as l'unique cheval d'un noir profond comme la nuit, capable de parcourir cent lieues sans fatigue, de franchir torrents et rivières en effleurant leurs flots, de galoper sans souffrance sous l'ardeur du soleil et, quand il le faudra, de se mêler à la horde des nuages et des vents.'
Les villageois, en retrait pour ne point troubler cette cérémonie, virent l'homme à pied lever la main en signe d’adieu ; le cavalier ramena son bouclier devant son cœur, jetant par ce geste un éclair de soleil sur les présents muets d'angoisse. Il y eut comme un frisson dans l'air, et la forêt se referma sur le cavalier et sa monture.
Un vol de choucas jaillit des feuillages en hurlant, tourna trois fois au-dessus du village et s'engouffra sous la ramée qui étouffa leurs cris.
La pleine lune rendait aveuglants le sol enneigé et les arbres givrés. Après deux automnes, le cheval noir était de retour à l'entrée du village, tache sombre avec son cavalier. L'homme qui les avait accompagnés naguère vint à leur devant, seul. Les villageois, à l'écart, demeuraient silencieux.
'J'ai appris les secrets que tu voulais posséder. A sept jours de galop d'ici j'ai trouvé une rivière, calme, limpide mais sachant se défendre contre ceux qui la voudraient franchir en ennemis.'
Le cavalier vit ses phalanges blanchir comme si le sang s'en retirait. Il poursuivit :
'Les hommes de cet endroit façonnent la terre et la cuisent, non comme les potiers ordinaires mais selon des pratiques secrètes que j'ai longuement observées. Une invisible cicatrice d'argile assemble les œuvres formées, pour les plus simples, de deux enveloppes de terre, comme si l'on eût moulé en creux puis collé deux coques d'une noix.'
La robe du cheval s'éclaircit progressivement jusqu'à se confondre avec le paysage pris de glace.
'Elles sont creuses et fragiles, représentant dieux, humains ou animaux sans chair, légères, enfermant l'air même que le potier respirait au moment où il les créait. L'eau, le feu, la terre, l'air, tout ce qui compose notre monde est là pour imiter la vie et se figer, au terme d'une ultime étape mystérieuse, en une statuette blanche.'
Le cavalier livide peinait à respirer, l'homme venu l'accueillir tendit le bras pour l'aider mais demeura soudain immobile.
'Là-bas on offre aux divinités leur image fidèle, on place auprès des morts ces magiques offrandes dont la blancheur éclairera les futures ténèbres qu'il leur faudra affronter.'
Le cheval frémit, le cavalier trembla.
Un dieu d'argile guidera les pas des défunts dans le monde inconnu, un cheval de terre y portera dignement un chef disparu ou bercera délicatement sur son encolure un enfant arraché à sa mère.
Le bouclier se rabattit avec un bruit creux sur la poitrine du cavalier au regard soudain fixe, aux lèvres tremblantes sous l'effort pour parler.
'Je ne puis en révéler davantage : celui qui trahit le secret se contracte, devient statuette, et tout ce qui vit autour de lui se pétrifie, se vide de sa chair, blanchit. J'ai trop parlé. Je vois déjà ton bras figé vers le ciel, ton corps pétrifié, je sens les flancs durcis de ma monture, mes... mes lèvres se dessèchent, mes yeux... se noient de ... terre laiteuse...'
Les villageois présents devinrent frères de terre, les chiens, le bétail, tout fut emporté dans cette métamorphose minérale. La pleine lune rendait aveuglants le sol neigeux et les arbres givrés. Le cheval, son cavalier et le guide s'estompèrent dans le paysage blafard et l'aube évapora leurs ombres minuscules.
Un nuage de choucas blancs jaillit, muet, de la forêt livide, tourna deux fois dans le ciel cotonneux et tomba, les ailes pétrifiées, grêlant tout le village d'éclats d'argile. »
Les archéologues cherchent à faire parler les objets qu'ils découvrent. Ils analysent, mesurent, comparent, relèvent, émus, l'empreinte d'une phalange de potier dans la glaise ; mais savent-ils que le soir, à l'abri des vitrines, dans le musée désert, les figurines creuses, ébréchées ou intactes, répercutent l'écho des histoires perdues et des secrets enfouis, comme les coquillages, même loin des rivages, répètent le murmure des ressacs anciens ?
Date de dernière mise à jour : 18/11/2020
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