Citation : " (...)Viennent ensuite les nourrices (images de la terre nourricière), assises dans un fauteuil d'osier et allaitant  un ou deux enfants. Ce "lien du lait" est unique dans l'Occident romain, et typiquement gaulois." 

Maurice Franc "Les figurines de terre blanche de l'Allier" Bulletin de la Société d'Emulation du Bourbonnais, 1er trimestre 1990

BERGZOLL Christian, Foramen

En 2021, le jury du Concours de Nouvelles d'Avermes

a décerné à ce texte intitulé

Foramen

écrit par Christian BERGZOLL

le 2e prix.

 

 

 

 

Ce texte est la propriété exclusive dE cHRISTIAN bERGZOLL.

Nulle utilisation n'est autorisée sans son accord préalable

 

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Foramen, un texte de Christian BERGZOLL

 

Texte de Christian BERGZOLL

Foramen

S’esquiver, sans vraiment s’expliquer, alors qu’on pouvait être ensemble… j’en voulais encore à mes parents, disparus dans la nuit. Au réveil, mon grand-père était là, content mais embarrassé, avec une explication peu crédible :

« - Ils sont partis chercher les cloches ! »

 Au volant, pour me distraire, entre deux quintes de toux, il causait, tout seul :

 « Imagine que, revenues de Rome, elles aient lâché un virus avec les œufs en chocolat, imagine qu’il n’y ait plus d’humains et que la vie sauvage reprenne possession de toutes les villes, de tous les villages et que, mille ans plus tard, des extraterrestres découvrent notre planète, fouillent et commencent par retrouver, pêle-mêle, dans ce qui fut mon jardin, des poules, des poussins, des lapins, emballés dans du papier d’aluminium peint de toutes les couleurs, bien rangés dans le panier que tu as rempli ce matin. Tu crois qu’ils en penseraient quoi, les visiteurs du futur ? Quelles conclusions sur notre monde, sur notre civilisation ? »

J’avais visualisé son délire, au fur et à mesure, et l’idée d’être devenu squelette, comme à Pompéi, avec des friandises à portée de main, m’a fait réagir :

« - De toute façon, y a pas de chocolat dans l’espace, ni de lapin, d’ailleurs, ils y comprendraient rien, forcément ! »

-  Tu sais, en Chine, le Lapin de Jade vit sur la Lune. Au Japon, le lapin est kami. Un dieu. Un animal, aussi, échoué par inadvertance sur une île et qui ruse avec les prédateurs de l’océan pour retrouver les siens. Pour traverser un bras de mer, il prétend que les lapins sont plus nombreux que les requins. Il affirme qu’il peut le prouver, il demande aux squales de s’aligner dans l’eau pour les compter, il saute d’une nageoire dorsale à la suivante, comme s’il empruntait un pont constitué de dos de poissons cartilagineux carnivores et il rejoint l’autre rive, en les narguant, qui plus est ! »

Papy avait l’art de comprimer le temps dans d’incroyables contes qui, je l’avoue, me ravissaient, tant je mettais d’images, de sons, d’odeurs et de goûts à ces récits. Je m’en souviens et, bien sûr, maintenant, je décrypte mieux : j’ai compris qu’il me préparait pour ce que nous allions voir ensemble, par la suite, certes, mais j’ai également perçu la symbolique du lapin. L’intelligence des faibles peut gruger la férocité des costauds un peu bêtes, mais attention de ne pas tourner en dérision ceux que l’on trompe, sous peine d’y laisser sa peau, comme le kami !

C’était à Pâques, avant la pandémie. Pendant le trajet en voiture, Papy, après les cloches tueuses et les archéologues venus d'ailleurs, après l’Asie, après l’invasion et les ravages des lapins en Australie, finissait de raconter le dimanche pascal en Alsace, chez ses grands-parents, au siècle dernier, que dis-je !... au millénaire dernier : la chasse aux œufs pondus par un lapin qui ne sortait pas d'un chapeau de magicien, le gigot d’agneau, et, en dessert, les agneaux en génoise, talqués de sucre glace, avec des rubans aux couleurs du Vatican.

Tout, bien sûr, me paraissait impossible : un lapin, ça ne pond pas, un agneau, cuit en gigot, ne se démultiplie jamais en gâteaux, je n’ai même pas posé de questions sur ce qu’était ce « Va t’y quand ? »

Il faut dire que j’étais surtout attentif à la trajectoire du véhicule préhistorique de mon aïeul : Papy conduisait parfois au milieu de la route, j’étais content que l’autoroute, prise dans le bons sens, limite un peu le risque d’accident sur la plus grande partie du parcours !

Nous avons claqué les portières en chœur, ça nous a fait rire. L’air était doux, ça sentait la laisse de mer et, pourtant, ce n’était que l’Allier en décrue, derrière la haie du parking.

Presque aucune autre automobile, donc aucun autre gaz d’échappement. Mon odorat trop sensible s'en satisfaisait. Papy semblait un peu triste qu’il y ait si peu de visiteurs ; moi, j’étais réjoui à l’avance de n’avoir pas à me hisser sur la pointe des pieds, entre les fesses, les hanches ou les bedaines des adultes, pour entr’apercevoir quelque chose.

Avant d’entrer dans la salle d’exposition, il me propose un jeu :

« - Tu verras de nombreuses sculptures, assez minuscules, somme toute. L’une d’entre elles parle d’aujourd’hui, si tu la trouves, tu gagnes… une surprise ! »

Dûment motivé, je cours devant lui pendant qu’il tend son carton d’invitation à la très vieille dame assise à l’accueil.

Je glisse vite, vite, d’un présentoir à l’autre. Un bébé sur le dos d’un dauphin ? Un tireur d’épine ? Un sanglier ? Un paon ? Un coq ? Une colombe ? De petites figurines blanchâtres, avec des rondeurs, comme si quelqu'un les avait laissées trop longtemps dans un torrent... ou les avaient trop caressées. Rien à voir avec Pâques… à part les oiseaux qui font penser aux œufs, peut-être… mais je ne dois pas choisir entre deux volatiles, poule et tourterelle, Papy a dit : « l’une d’entre elles », donc ce n’est ni l’une ni l’autre…

Au fond de la salle plongée dans la pénombre, il y a encore cette chose, nimbée de lumière artificielle : un buste de fille qui porte, très tendrement…un... un… lapin ? Un lièvre plutôt…Je crois que c’est une fille, à cause de la chevelure et de la tête légèrement inclinée sur le côté, toute en douceur.

Je la désigne du doigt, et me retourne, pour être certain qu’il m’a suivi, Papy. Il me sourit et chuchote :

 « - Tu as gagné ! Mais il faut me dire en quoi ça concerne notre fête d’aujourd’hui… »

Bien sûr, je lui rappelle qu’il a insisté, dans la voiture, sur les coutumes alsaciennes, et, pour lui montrer que je me souviens des détails, je conteste un peu :

« - Le lapin de Pâques, ici, sur la poitrine ? Ce n’est pas un lapin, plutôt un lièvre, regarde ses grandes oreilles ! »

- Oui, tu as raison. A ton avis, à quoi ça servait, ce genre de statuette ? »

Là, je m’énerve intérieurement, ça doit sûrement se voir aux rides de mon front, il montre parfois les mêmes quand je traîne ou lui désobéis, il les connaît bien.

Je m’agace, bouche close, lèvres serrées : j’ai gagné, il m’a promis une surprise. Au lieu de tenir parole, il me la donne, avec une autre interrogation. J’ai failli bougonner : « c’est comme un cahier de coloriage de l’école maternelle, ton exposition. Juste un cahier en trois dimensions. Rien que des sculptures plus ou moins blanches, à peindre par des doigts de bébés équipés de petits pinceaux de toutes les couleurs. »  Mais j’ai senti qu’il me fallait être…à la fois plus inventif et plus effronté.

« - Je ne sais pas, moi, à quoi ça sert, cet objet ! A consoler un enfant qui a perdu son doudou ? A mettre au milieu d’un champ de carottes pour empêcher qu’on les grignote ? Attends, attends. Regarde, sur son ventre, le disque : on dirait un nombril géant. C’est juste parce que le lièvre est sorti de la petite fille et qu’elle va le lâcher, pour qu’il vive sa vie, sauvage et libre… »

A chaque hypothèse, à chaque délire, Papy sourit malicieusement, je crois qu’il essaie de me faire deviner le secret de l’artiste.

« -Tes idées sont généreuses pour l’animal, mais je t’ai amené dans cette salle parce que, si tu observes bien, sur le visage de la statue, il y a une fossette, à peine marquée, qui relie le nez à la lèvre supérieure, et ça peut vouloir dire deux choses. Soit la maman du modèle sculpté buvait trop de cervoise quand elle était enceinte, car l’exposition prénatale à l’alcool provoque ce genre de visage. Soit, comme toi… »

Il ne m’en parle jamais. Jamais, il ne me dévisage en écarquillant les yeux qui, d'abord, s’étonnent puis se détournent avec dégoût, comme beaucoup le font, sous le préau. Une seule fois, en caressant ma cicatrice, un peu triste, mais très gentiment, il a murmuré :

« - Plus tard, la moustache t’ira bien ...»

Il murmure, juste pour moi et pour la statuette :

« - En latin, le bec-de-lièvre, c’est foramine labium : un trou, foramen, dans la lèvre, parce qu’on ne l’opérait pas, jadis. Mais, chez les tribus de Gaule, on avait bien repéré comme les bouches des enfants nés comme ça, comme toi, ressemblaient au museau des… Alors, pour éviter que cela ne se produise, on frottait doucement, contre le ventre de la future maman, cette statuette. Le plus souvent, ça fonctionnait, bien sûr : l’esprit du lapin sortait de la mère par son nombril, avant que l’enfant naisse. Quand les Romains ont vaincu les Gaulois, cette superstition leur a plu, les potiers de notre contrée en ont fabriqué des centaines, on en retrouve dans toute l’Europe, comme celle que tu as devant toi. »

Ça, on ne me l’avait jamais expliqué. Dès que j’avais su accéder à l’univers dématérialisé où tout le savoir du monde est rangé, c’était la première chose que j’avais cherché, grâce à l’ordinateur le plus accessible, celui de papy, père Noël démasqué. Oui, ma première recherche : l’origine de l’expression atroce « bec-de-lièvre ».

En zappant d’un site à l’autre, j’avais vérifié qu'aucun mammifère n'avait de bec, à part le si rare ornithorynque, peut-être. J'avais saisi qu’une carence de vitamine B12… Un manque d’huîtres, de fruits de mer… J’avais, en fait, vérifié tout ce que mes parents avaient pu m’apprendre. Ça m’avait rassuré, ce n’était pas de ma faute, ni de la leur, d’ailleurs, ça n’empêchait pas de vivre, c’était bien réparé.

Fort de ces assurances, je naviguais d'ailleurs entre les requins railleurs du préau, ma différence triait parmi eux, certes, mais certains m’acceptaient quand même.

Et là, au fond d’une pièce presque sombre comme un terrier, une statuette me suggère que j’aurais pu être épargné si mon père avait frotté le ventre rond de ma mère à temps, avec un objet antique et mystérieux…Alors, blessé de naissance, je peux guérir d’une simple caresse de petite fille, peut-être ?

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Date de dernière mise à jour : 19/12/2021

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