Aubertin Claude
Ce texte écrit par Claude Aubertin a obtenu
le 1er prix
au Concours de Nouvelles 2020
organisé à Avermes (03000) conjointement par
La Passerelle (médiathèque d'Avermes)
et
L'Atelier Patrimoine de l'Avc
Photo : Robert Lecourt
Affiche : Magali Soule
Ce texte est la propriété de son auteur.
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sans avoir obtenu au préalable son accord.
Un texte de Claude Aubertin
Le marchand et le cavalier
Malgré toutes ses rodomontades, Caius n’en menait pas large. La via agrippa, autrefois si sûre, était devenue le lieu de tous les dangers. L’empereur Auguste l’avait fait construire quinze ans auparavant pour relier Lugdunum, la capitale des gaules et nouveau site de frappe de la monnaie, à la mer, en remontant la Saône, par Cabillonum, la grande ville commerçante des Eduens, puis par Belena. Un détour menait à Augustodunum, capitale romaine du pays Eduen et destination de la petite caravane de chariots que commandait le jeune romain.
Il avait misé toute sa fortune dans cette affaire et une bonne partie de celle de ses amis de Lugdunum. L’opération commerciale devait se dérouler en plusieurs phases : les cinq chariots chargés d’amphores de Lugdunum remontaient à Cabillonum où les récipients étaient vendus. Des tonneaux de vin local étaient acquis ainsi que différents produits venus du nord par la Saône, pour être acheminés jusqu’à Augustodunum où l’ensemble serait cédé, chariots et bœufs compris. Augustodunum comportait une importante communauté de fonctionnaires et de soldats romains ainsi que de riches bourgeois éduens et ces populations ne demandaient qu’à dépenser leurs sesterces. Les véhicules et le bétail y étaient également très recherchés.
Caius avait prévu de quitter les cinq conducteurs de chariots après leur avoir payé leurs gages. Il achèterait six chevaux de bonne qualité pour les gardes qu’il avait embauchés à Lugdunum et lui-même, qui voyageaient pour le moment avec les conducteurs des véhicules. Fort de cette escorte, il pourrait revenir sur sa ville natale en toute sécurité et en quelques jours. Il pourrait alors revendre les chevaux et partager les bénéfices avec ses compagnons d’investissement. Il escomptait tripler sa mise initiale, même déduction faite des frais de bouche, de matériel et des gages des conducteurs et des gardes.
Cette première opération audacieuse montrerait à son père, lui-même riche commerçant, qu’il était en âge de se voir confier plus de responsabilités dans les affaires de la famille, comme son frère aîné Lucius, qui avait tendance à ne pas le prendre au sérieux du haut de ses vingt ans, alors qu’il n’en avait que quinze. Il avait monté l’opération avec quelques amis du même âge et s’était vanté de pouvoir traverser le dangereux pays entre Cabillonum et Augustodunum avec une escorte réduite pour optimiser les bénéfices.
Sur le coup, privilégier la vitesse de déplacement, avec des chariots tirés par deux bœufs chacun et sans se laisser retarder en rejoignant une caravane plus importante, lui avait semblé une bonne idée. Il avait spécialement embauché des mercenaires Allobroges, qui combattraient d’éventuels bandits Arvernes sans états d’âme. La mosaïque de peuples composant la gaule Lyonnaise et les contrées voisines était un facteur à ne pas négliger quand on voulait faire des affaires à longue distance.
Caius était un garçon plein d’ambition et il ne voulait pas perdre son temps à terminer son enfance, mais souhaitait au contraire mordre à pleines dents dans la vie d’adulte. Il ne désirait pas fonder une famille, pas encore pour le moins, mais voulait ardemment affirmer ses qualités et plus particulièrement son sens des affaires et son audace. Il s’était ainsi lancé dans l’aventure présente, prévenant son père par respect des convenances et négligeant les pleurs de sa mère, affolée de voir son petit dernier partir sur les routes de Gaule intérieure si mal fréquentées.
Son paternel n’avait pas dit un mot, torturé entre l’envie d’interdire ce qu’il considérait comme un caprice de jeune fou et la fierté de constater que son cadet avait le sang bouillant de sa famille, l’esprit d’entreprise qui caractérisait les Marellus depuis plusieurs siècles. C’est cette témérité dans les affaires qui l’avait jeté sur les routes à l’âge où Caius le faisait à son tour, son père le laissant partir pour le nord depuis son domaine des hauteurs de Massalia. Il avait senti qu’il lui fallait mettre quelques distances entre ses frères et lui pour espérer grandir en affaires. Il avait atteint Lugdunum à vingt ans, fortune faite, et s’y était installé, devenant un des plus gros négociants de la capitale.
Il s’était rappelé ces cinq années sur les routes, ses haltes plus ou moins longues à Arausio, Valentia et Vienna, le temps de faire grossir sa bourse, qui était désormais suffisamment remplie pour le placer parmi les premières fortunes de Lugdunum, donc de Gaule. C’est pourquoi il avait finalement laissé partir Caius, rempli de l’espoir que son fils reviendrait les poches pleines, digne successeur de son géniteur.
Pour le moment le digne successeur en question, secoué par les cahots des pavés de la voie impériale, occupant le premier chariot en compagnie de son conducteur et d’un garde, appréhendait les mauvaises rencontres. Et comme il arrive qu’à force de craindre une chose on la provoque, par une obscure magie de l’esprit, il vit bientôt arriver ce qu’il craignait par-dessus tout : trois individus montèrent sur la voie par le bord droit à une cinquantaine de mètres et se campèrent debout, en barrage, en plein milieu de la route.
C’étaient de beaux spécimens de bandits Arvernes, vêtus de braies en tissu et de vestes de laine, l’un d’eux portait aussi un casque de métal tout simple et il était armé d’une épée gauloise longue et fine. Ce devait être le chef de la petite troupe. Les deux autres portaient des petites haches de combat à longs manches et des poignards. Caius se réjouit de constater qu’aucun d’entre eux ne portait de bouclier. Le jeune homme n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’à la même distance en arrière un autre petit groupe de bandits avait certainement surgi, pour se poster de la même façon au milieu de la route.
Si les bandits avaient été beaucoup plus nombreux que la petite caravane, ou bien sûrs de remporter une victoire facile, ils auraient attaqué bille en tête en surgissant des deux côtés. Mais le fait qu’ils se postent devant et derrière, à bonne distance, suggérait qu’ils voulaient négocier. Plutôt que de risquer un affrontement difficile et de lourdes pertes, ils préféraient visiblement demander une rançon pour le passage, ce qui leur rapporterait moins, mais sans risque.
Caius avait déjà réfléchi à la manière dont il devait réagir dans ce cas de figure et il avait donné des consignes fermes à ses hommes : il ne négocierait pas et ne donnerait pas un sesterce aux bandits. Si ces derniers n’attaquaient pas aussitôt, c’est que la victoire ne leur était pas acquise et le combat devait décider du sort de chacun. C’était un calcul hardi, mais finalement assez logique de sa part, il ne pouvait pas se permettre de nourrir tous les bandits entre Augustodunum et Cabillonum, d’autant plus que les groupes de malfaisants risquaient de se passer le mot et d’abuser de sa faiblesse. Il avait donc décidé d’un plan simple, mais efficace.
Chacun de ses hommes portait ostensiblement des haches et des épées, mais aucune arme de jet n’était visible, ce qui était une ruse destinée à laisser l’ennemi s’approcher en toute confiance. Aussitôt la présence des Arvernes connues, les Allobroges se préparèrent à respecter les consignes de leur employeur. Les conducteurs n’avaient pas vocation à se battre et par une convention toujours respectée, s’ils ne participaient pas à la bataille, ils seraient épargnés en cas de capture. Caius ne pouvait donc pas leur demander un coup de main, qu’ils auraient refusé mordicus, cela d’autant plus que leurs gages étaient bien inférieurs à ceux des combattants.
Le plan mis au point par Caius fut rapidement mis à exécution : le principal danger d’une attaque par-devant et derrière était la dispersion de ses hommes, qui seraient attaqués un par un et vaincus sans efforts par une troupe qui n’était globalement pas plus nombreuse. C’est pourquoi, avant même d’avoir eu connaissance des desideratas des nouveaux venus, qui étaient faciles à deviner, les quatre gardes des quatre derniers chariots rejoignirent le véhicule de tête. Trois d’entre eux saisirent leurs arcs alors que les deux autres suivaient Caius à l’assaut du trio de bandits devant eux.
Caius avait sorti son glaive et s’était muni d’un stylet de la main gauche, il se fiait plus à son adresse et sa rapidité qu’à une armure, encombrante et peu efficace. Il courut sus les larrons, qui ne s’attendaient pas à cela et ne savaient pas quelle contenance adopter. Ils s’étaient attendus à ce que le chef de la caravane prenne contact avec eux, ils auraient alors réclamé leur dû et on aurait pu discuter, alors que leurs camarades en queue de caravane se seraient approchés discrètement, au cas où les négociations échoueraient. Mais rien ne se déroulait comme prévu et ce jeune romain les attaquait avec deux compagnons, qui ressemblaient à des Allobroges, des étrangers alliés aux romains et qui ne méritaient que la mort.
Le combat s’engagea et restait indécis, car les bandits n’étaient pas des novices, mais pendant ce temps les trois gardes restés en arrière avaient récupéré leurs arcs et fléchaient les Arvernes. Ils n’étaient pas très forts au tir et devaient faire très attention de ne pas blesser un allié, mais l’un d’entre eux finit par toucher sa cible. Les deux autres rompirent le combat et s’enfuirent dans les buissons du bas-côté de la route. Les quatre bandits qui remontaient par l’arrière du convoi étaient arrivés au contact des archers et les attaquaient furieusement, tuant l’un d’entre eux et en blessant un autre avant que le troisième ne s’enfuie vers l’avant et la sécurité de ses camarades.
Le trio de combattants de mêlée se trouvait maintenant face à un quatuor et les choses pouvaient encore mal tourner, quand un cavalier arriva par l’arrière. C’était un jeune homme vêtu en soldat, portant un bouclier et un glaive au côté et son allure laissait deviner le combattant aguerri. Il chargea les Arvernes, en abattant un de sa lame et faisant fuir les autres : la caravane était sauvée. Le jeune soldat était un romain qui rentrait dans sa famille à Augustodunum, suivi de près par deux camarades, dont la présence acheva de rassurer Caius. Ce dernier fut ébloui par la grande beauté martiale de son sauveur et comme il était déjà tard, décida de faire halte sur place.
Caius et Gracchus firent plus que sympathiser et la nuit résonna de l’écho de leurs ébats frénétiques comme seules les rencontres de hasard peuvent favoriser. Mais les bonnes choses ont une fin et le couple nouvellement formé dû se séparer au matin, car Gracchus était attendu de toute urgence à Augustodunum. Caius continua son chemin avec sa petite caravane et arriva à bon port quelques jours plus tard. Il retrouva Gracchus, qui lui offrit deux statuettes gauloises en terre blanche qu’il avait fait façonner pour célébrer leur rencontre : un jeune homme représentant Caius saluait un cavalier qui représentait Gracchus.
Ils s’aimèrent quelques jours de plus et quand Caius repartit pour Lugdunum, ne pouvant rester sans spolier ses amis des bénéfices attendus et inquiéter inutilement ses parents, il emmena avec lui les deux statuettes pour les placer dans l’alcôve des dieux au sein de la demeure familiale, pour conserver cet amour de rencontre intact et prier pour revoir son aimé.
Malheureusement la vie en décida autrement et Caius ne garda de cette rencontre que les deux statuettes et des souvenirs émus de son premier amour sincère.
Arausio = Orange, Augustodunum = Autun, Belena = Beaune, Cabillonum = Chalon-sur- Saône,
Lugdunum = Lyon, Massalia = Marseille, Valentia = Valence, Vienna = Vienne
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